FICTIONS LGBT
L’ACROBATE de Rodrigue Jean : coeurs glacés
Cinéaste canadien à l’oeuvre exigeante et intrigante, Rodrigue Jean revient avec le récit d’une passion mystérieuse que l’on devine possiblement destructrice. L’acrobate oppose le caractère glacial de la ville au choc brûlant des corps.
Le synopsis parle d’une ville nord-américaine mais on devine vite que le tournage s’est passé à Montréal. On suit un homme d’une quarantaine d’années, Christophe (Sébastien Ricard), en pleine visite d’un appartement qu’il songe à acheter. C’est un grand appartement vide dans une de ces grosses tours immenses qui pullulent dans les environs. La femme chargée de la visite part en le laissant seul dans le logement et Christophe se rend compte qu’un homme est présent sur le balcon. Il s’agit de Micha (Yury Paulau), un barbu russe énigmatique. Christophe pense d’abord qu’il est venu comme lui assister à la visite. On comprend rapidement que Micha est plutôt un squatteur et qu’il n’a pas vraiment d’endroit pour dormir.
Se déplaçant difficilement avec des béquilles, Micha est acrobate de métier et se retrouve dans une situation très compliquée suite à un accident qui a bien esquinté sa jambe. Privé de son corps qui est une condition essentielle pour son gagne-pain, attendant en vain l’argent des assurances, il manque de perspectives et implose à l’intérieur quand il découvre que sa compagnie est en train de monter son numéro avec un autre acrobate.
La situation de Christophe est plus énigmatique : on devine qu’il ne travaille pas, qu’il fait une pause, mais on comprend aussi qu’il n’a pas de soucis d’argent. Il peut acheter un grand appartement sans soucis, est toujours habillé de façon élégante. Cela ne l’empêche pas d’être tout aussi perdu que Micha, pour des raisons différentes : cet homme bien installé est à l’évidence victime d’une grande solitude. Et pour ne rien arranger, sa mère est malade et pourrait ne plus avoir beaucoup de temps devant elle.
Deux hommes aux personnalités (l’un introverti et un poil rigide, l’autre sauvage) et milieux (l’un plutôt bourgeois, l’autre artiste en galère) opposés, deux solitudes qui se rencontrent et s’entrechoquent au coeur d’une ville froide, presque fantomatique…
Une étrange passion charnelle commence entre Christophe et Micha. Et à chaque moment passés ensemble c’est comme s’ils jouaient avec leurs limites. Et si ce qu’ils font est très adulte et parfois violent ou extrême, on sent ce plaisir presque enfantin qu’ils prennent à jouer ensemble. Mais ce vertige de l’abandon qui se passe de mots (ils n’échangent même pas leurs prénoms) peut-il vraiment les nourrir ? Est-ce que leur rencontre les fera avancer ou les entraînera au contraire davantage vers une inexorable chute ?
Comme souvent dans son cinéma, Rodrigue Jean prend son temps, joue avec la lenteur, étire les plans, les silences, les regards. De quoi rendre sans doute son oeuvre un peu difficile d’accès pour le grand public mais de film en film on a l’impression que de toute façon ce cinéaste un poil radical se fiche bien de plaire. Il préfère questionner et appuyer là où ça fait mal.
La passion gay de deux hommes contraires est au coeur du métrage, témoignant d’une belle intensité grâce à un duo de comédiens très engagés. Les scènes d’intimité sont frontales et sans concession, parfois sombres. On peut penser à un mélange entre Le dernier tango à Paris et certains films de Patrice Chéreau (Intimité et L’Homme Blessé). Mais cette passion ne serait sans doute pas la même sans son arrière-plan : cette ville grise, industrielle, sorte de forteresse maléfique en reconstruction permanente. On a l’impression que le film nous montre que plus les buildings impersonnels se multiplient plus la glace s’infiltre dans le coeur des gens. Comme une force noire, un chaos irrésistible et tétanisant voué à tout engloutir.
Ne cherchant jamais à être agréable ou aimable, L’acrobate matérialise cette angoisse d’un monde capitaliste où la solitude est devenue la norme et où la violence, peu importe la forme, constitue l’une des dernières portes de sortie. Glaçant.
Film sorti en décembre 2020 en DVD aux éditions Epicentre et disponible en VOD sur Universciné