CINEMA
LE DERNIER NABAB de Elia Kazan : obsession
Etats-Unis, années 1930. Monroe Stahr (Robert De Niro) est l’un des producteurs les plus importants d’Hollywood et gère avec passion et talent le studio qui l’a propulsé en haut de l’échelle. Grâce à lui et ses choix judicieux, les bénéfices sont plus importants que jamais. De quoi lui permettre de faire la pluie et le beau temps sur les plateaux, au risque parfois d’irriter ceux qui lui ont fait confiance et qui se retrouvent subitement impuissants face au pouvoir et la réputation d’un petit roi.
Déterminé, doté d’une sensibilité artistique qui ne l’empêche pas d’être ferme quand il le faut, aimé, respecté et admiré de tous, l’homme a pourtant une faille. Cette dernière va se révéler un soir où une inondation sème le trouble sur un décor. Alors que tout le monde s’agite, Monroe aperçoit au loin une jeune femme dont la beauté le foudroie. Il cherche par tous les moyens à la retrouver et y parvient. La belle qui répond au nom de Kathleen Moore (Ingrid Boulting) se fait désirer, joue au chaud et au froid, et semble cacher un secret. De quoi attiser la curiosité du producteur, l’obséder.
Il s’avère que Kathleen, jeune femme ordinaire évoluant loin des plateaux de cinéma et aspirant à une vie simple, est le portrait craché de Minna Davis, une actrice décédée qui fut le seul grand amour de Monroe Stahr. Alors que Kathleen s’éloigne, Stahr perd ses moyens, se laisse dévorer par ses vieux démons et perd son professionnalisme. De quoi le mettre en danger alors que le conseil d’administration l’a à l’oeil et que le climat est tendu avec le premier mouvement de protestation des scénaristes en marche…
Adaptation du roman de F. Scott Fitzgerald, s’inspirant du producteur Irving Thalberg, Le dernier nabab (The Last Tycoon en VO) , film de commande, est la dernière œuvre de la magnifique filmographie d’Elia Kazan. Le scénario, signé Harold Pinter, est à la fois d’une rare sensibilité et d’une relative abstraction que transcende la réalisation de Kazan, nous amenant à plonger avec Monroe Stahr dans une vénéneuse obsession.
On pénètre dans un premier temps dans les coulisses exaltants du monde du cinéma. Monroe Stahr y règne en maître, ne comptant pas ses heures au bureau, consacrant toute son énergie dans son travail. Surdoué, il parvient à régler tous les problèmes et toutes les crises. Une actrice diva (Jeanne Moreau, excellente comme toujours) sème la panique sur un plateau ? Le réalisateur, incapable de la rassurer ou de la canaliser, est remplacé. Un scénariste se plaint d’être parasité par deux collaborateurs imprévus ? Le boss lui donne une leçon d’écriture et le laisse bouche bée face à son génie. Même pas âgé de 40 ans, Monroe Stahr est déjà au top et ses conseils se révèlent toujours de la plus grande aide. Charismatique et diplomate, il a gagné la confiance de tous et paraît indispensable. Sa vie ressemble à un rêve éveillé, à un film. Il y a très longtemps qu’il n’a pas pris de vacances. Et pour cause : quand le travail s’arrête, il n’a plus qu’à rentrer chez lui pour encore regarder un film, seul. Depuis la mort de son grand amour, il n’y a plus de place pour autre chose que le cinéma, la production d’histoires d’amour fantasmées.
Evoluant au quotidien dans un monde d’illusions, de mirages, Monroe Stahr se laisse troubler par l’image de Kathleen Moore, belle inconnue ressemblant à s’y méprendre à son amour disparu. Alors qu’il la cherche puis la trouve, il est comme un gosse le soir de Noël. Ses yeux pétillent, le monde s’arrête de tourner. Kathleen Moore est un film à elle-seule, celui qui fait oublier à Monroe la réalité, l’emporte ailleurs, jouant avec ses émotions. Sauf que sur ce film-là, il n’a aucune prise et cela ne va pas manquer de le rendre fou. Insaisissable, secrète, Kathleen n’a de cesse de le frustrer. Il essaie de s’imposer, de lui tenir tête, de la dominer (par le sexe notamment). Mais elle finit toujours par s’échapper. Celui que l’on avait découvert comme très posé, lucide, gardant son sang froid en toute circonstance se révèle peu à peu être beaucoup plus fragile qu’on ne l’imaginait. Alors que son cœur se brise à nouveau, qu’il court après Kathleen comme un drogué après sa dose, le génial producteur s’éloigne de son bureau à une période décisive (celle de la première révolte des scénaristes). S’égarant dans le fantasme, perdant tout recul, il se laisse plonger dans le noir et entame sans s’en rendre compte une petite descente aux enfers.
Etrange expérience de cinéma que Le dernier nabab, œuvre souvent hypnotique, pulsionnelle, qui nous plonge dans le quotidien d’un héros séduisant et blessé, superbement interprété par l’irrésistible Robert De Niro. C’est à la fois une déclaration d’amour au cinéma et une critique des mirages souvent dangereux qu’il provoque quand on s’y abandonne totalement, quand on finit par vivre sa vie comme une fiction, laissant de côté la raison pour se perdre dans l’abstraction de la passion. Le milieu du spectacle est montré comme à la fois fascinant, ludique, passionnant mais aussi cruel, où le moindre faux pas peut mener à la porte de sortie. Obsédé, Monroe Stahr ne voit pas les pièges qui se tendent à lui alors que sa situation est déjà possiblement critique (l’un des poids lourds du conseil d’administration n’apprécie pas qu’il lui tienne tête, la fille adorée de ce dernier prend mal le fait qu’il n’est pas attiré par elle…). Dans ce film dense à l’atmosphère particulière ce qui est hors champ hante autant que ce qui est présenté à l’écran. On en émerge comme d’un rêve ou d’un cauchemar, remué par l’histoire d’un homme à la passionnante dualité.
Film sorti en 1977 et disponible en DVD