CINEMA
LE FEU FOLLET de Louis Malle : quand plus rien n’a de sens
Alain Leroy (Maurice Ronet) est en cure de désintoxication. Il a eu des problèmes de boisson. Les médecins comme ses rares amis qui lui ont rendu visite s’accordent sur le fait qu’il est guéri et qu’il peut songer à retrouver le « monde réel ». Sauf qu’Alain n’en a aucune envie : il se plait bien dans son antre de malade. Quoi de mieux que cette vie d’entre deux, où tout le monde est au petit soin, où aucune pression ne survient jamais ? Mais son docteur ne peut le garder indéfiniment. Que fuit donc Alain ? Premièrement, sa femme, Dorothy. Une belle new yorkaise qui a fourni les moyens nécessaires pour sa cure mais qui n’a pas été là pour l’épauler. L’aime-t-elle toujours ? L’a-t-elle un jour aimé ? Alain décide de sortir de sa chambre et de retrouver la ville de sa jeunesse : Paris. Il y recroise plusieurs amis, d’anciens flirts…Mais tout le monde ou presque a changé et ne peut s’empêcher de remarquer que le jeune Alain Leroy, si beau, si charmant, plein de vie autrefois, a pris un coup de vieux, a « mauvaise mine ». Le temps détruirait tout…Alain, plus triste que jamais, commence à être obsédé par l’idée d’en finir…Un 23 juillet. La date est fixée.
Alain scrute Lydia au lit…c’est une amie de sa femme Dorothy. Ont-ils fait l’amour ? Alain serait-il impuissant ? Voix off, puis voix des acteurs, des regards qui en disent long. Et soudain, la musique : Erik Satie, Gymnopédies 3. Il n’en faut pas plus pour être déjà totalement convaincu que ce à quoi on va assister va être grand. On lit déjà le mal de vivre d’Alain dans ses yeux, on se sent déjà complices. Le feu follet est l’adaptation de l’œuvre éponyme de Pierre Drieu La Rochelle (assez fidèle, même si ici l’action se passe ici dans les années 1960 et que le personnage principal a des problèmes d’alcoolisme alors que dans le roman il était toxicomane). Louis Malle reste toujours au plus près de son personnage, au plus près de ses expressions faciales, montre sa capacité à séduire autant qu’à s’autodétruire. Quand le corps ne s’exprime pas, le personnage lâche une petite phrase, un constat. Et il y a largement de quoi méditer sur la vie et son absurdité.
L’énorme tour de force de ce long-métrage est de nous plonger du début à la fin dans la tête d’Alain Leroy, de nous faire partager ses questionnements. De suivre le cheminement entre la perte du goût de vivre puis l’envie d’en finir. Il y a des questions que tout le monde omet volontairement de se poser. Car si on se focalise sur elles, on pourrait finir par tout trouver absurde et avoir envie de se flinguer. Alain est comme un étranger en ce monde, d’abord assez calme dans sa chambre puis de plus en plus usé alors qu’il retrouve Paris et ceux qu’il y a jadis cotoyé. Il a perdu sa jeunesse mais il ne souhaite pas devenir adulte, il a l’élégance d’un dandy mais il est fauché, il prend plaisir à revoir ses amis mais ne peut s’empêcher de constater qu’ils n’ont plus les mêmes perspectives communes, que quelque chose s’est brisé. Tout cela est d’une incroyable mélancolie, d’une tristesse infinie. « Pauvre Alain » , « Pauvre garçon » répètent-ils tous en observant cet inadapté à la vie. Malheur à celui qui ne supporte pas la médiocrité, il se heurtera à bien des désillusions sur son entourage et sur lui-même…
Tout le long du métrage règne une atmosphère difficile à décrire. On a l’impression d’être un dimanche en hiver, peu importe qu’il fasse beau ou que la pluie s’abatte. On a l’impression d’être malade, qu’on soit en cure de désintoxication, dans une soirée mondaine ou dans les rues pourtant pleines de vie de Paris. Et partout des gens heureux, des enfants, des adolescents, de la jeunesse, comme pour enfoncer le clou. Tout semble donner la nausée à Alain, l’étouffer. Pourtant il continue souvent d’esquisser un sourire, de séduire, d’amuser. Il retrouve le plaisir des conversations avec certains êtres chers. Des moments lumineux qui tournent malheureusement vite au terne. Car rapidement revient l’angoisse. Et ce terrible constat ou plutôt cette terrible sensation : Alain Leroy pense que personne ne l’a jamais aimé, que lui-même n’a jamais réussi à aimer, qu’il ne peut toucher ni sentir les choses…
La beauté, la subtilité, le piquant aussi des dialogues font de cette œuvre un classique absolu du cinéma. Et si la tristesse est de mise, si elle est sans doute communicative, le film n’est pas pour autant plombant. On dévore chaque plan, on vibre à chaque scène. La magie du septième art opère totalement et tout fonctionne. Je crois que jamais je n’ai trouvé des passages en voix off aussi limpides, que jamais des questionnements existentiels ne m’ont autant parus bouleversants. Ce film est d’une justesse sidérante. On plonge complètement avec Alain Leroy, on se retrouve en lui. Faut-il préciser que Maurice Ronet est extraordinaire ?
Pour beaucoup, Le feu follet est une oeuvre inoubliable. C’est un film qui ne vous lâche plus, auquel on repense instantanément à l’écoute des Gymnopédies de Satie. Et on revoit le visage d’Alain, en noir et blanc, son regard fixe, tranchant, regardant les femmes, les gens, la vie…la mort déjà dans la tête. Trop tard.
Film sorti en 1963 / Disponible en DVD