CINEMA

LE JEU AVEC LE FEU d’Alain Robbe-Grillet : prisonniers

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Georges de Saxe (Philippe Noiret), riche banquier, reçoit un jour la visite de deux énigmatiques messagers venant lui annoncer que sa très chère fille Carolina (Anicée Alvina) a été enlevée. S’il veut la sauver de ses ravisseurs et ne pas la laisser dépérir dans un antre rempli de maniaques sexuels, il va devoir payer un million de dollars. Les messagers lui donnent pour preuve de l’enlèvement une carte sur laquelle le père reconnaît l’écriture de Carolina qui le supplie de faire vite pour la sauver.

Alors que cette terrible nouvelle vient de tomber, Georges de Saxe retourne dans sa vaste demeure et son valet lui annonce que Carolina vient de rentrer d’une balade (!). Elle n’a donc pas été enlevée et explique comment son écriture a fini sur la carte d’appel au secours (cette dernière lui a été extorquée par un bel inconnu et son sens a été totalement altéré). Prudents, le banquier et sa fille se disent que l’avertissement n’est toutefois pas à prendre à la légère : « Peut-être y a-t-il seulement une erreur de coordination dans le système ». Un détective est engagé (qui n’est autre que le double affublé d’une moustache de l’intrigant playboy ayant dragué Carolina – elle ne le reconnaît pas). Ce dernier propose de cacher la jeune et riche héritière « en lieu sûr », là où personne n’oserait venir la chercher (un bordel est évoqué). Le père accepte et laisse son détective planquer sa fille. Et Carolina de se retrouver cette fois-ci réellement kidnappée, enfermée dans une grande maison gardée par des chiens, où dans chaque chambre est prisonnière une jeune femme différente, contrainte de se soumettre sexuellement à des hommes et des femmes à la perversité semblant sans limite…

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Le jeu avec le feu est sans aucun doute l’un des films les plus improbables et alambiqués de Alain Robbe-Grillet. Peut-être aussi celui qui flirte le plus avec la comédie, renversant tous les schémas habituels du film policier. On annonce l’enlèvement de Carolina avant même qu’il ait eu lieu; malgré un avertissement et des pièges très prévisibles son père se retrouve à la livrer malgré lui à ses ravisseurs… Tout se fait ici complètement à l’envers, dans un ton très décalé. Les scènes improbables se succèdent, les personnages se décuplent sous la forme d’étranges doubles semant la confusion. Personne n’est vraiment celui qu’il prétend être et jusqu’à la fin, où les masques tombent enfin et où chacun révèle sa faiblesse ou son vice, difficile de deviner jusqu’où va nous emmener une intrigue qui joue tellement avec le spectateur qu’elle prend le risque de le perdre en cours de route.

Alain Robbe-Grillet casse tous les genres pour nous faire basculer dans un mystérieux délire. Flirtant parfois avec un esprit nanardesque, témoignant de quelques maladresses (les apostrophes face caméra sont notamment assez lourdingues), le film provoque souvent des éclats de rire inattendus, ne cesse jamais de surprendre ou de déstabiliser. Car si l’intrigue part joyeusement et intentionnellement dans tous les sens, l’univers qui se déploie est on ne peut plus inspiré des récits de Sade. Dans sa prison dorée aux allures d’Opéra (le tournage a eu lieu en partie à la Salle Favart), Carolina déambule et ouvre discrètement les portes des différentes chambres, découvrant des tableaux SM vivants. Des hommes ou des femmes sadiques face à des jeunes captives à moitié immobiles, inanimées, droguées, les mettant en scène dans des actes tels que des viols, maltraitances diverses, humiliations voire même de la zoophilie ! De quoi jouer avec quelques-uns des fantasmes enfouis, limites, tabous et interdits les plus extrêmes. Le sadisme pratiqué ici peut aller jusqu’à l’exécution des soumises. Des fragments mêlant érotisme et cauchemars en plein cœur d’une intrigue de polar jouant aussi avec des codes évoquant la bande-dessinée : autant dire que l’ensemble ne ressemble à rien d’autre et pourra en laisser perplexe plus d’un.

L’un des thèmes centraux de cette œuvre ludique, folle et sulfureuse, surpeuplée de jeunes actrices sublimes et dénudées, n’est autre que l’inceste. La relation entre Carolina et son père est plus que tendancieuse. Une fois détenue, la jeune femme ,moins naïve qu’elle ne veut le laisser paraître, se retrouve soumise à un vicelard qui n’est autre que le double de son géniteur. Il est aussi question bien sûr du rapport à la sexualité et au fantasme. Il y a ceux qui jouissent sans entrave quitte à perdre la tête, ceux qui subissent ces jeux, et les hypocrites qui font mine d’être dégoûtés alors qu’ils refoulent une perversité qui ne demanderait qu’à s’exprimer… On pourrait se demander qui dans l’antre du vice est le plus prisonnier : les soumises enfermées de force ou les ravisseurs enchaînés à leurs perverses passions ?

Si son côté hautement hybride le rend parfois indigeste, Le jeu avec le feu n’en demeure pas moins une nouvelle proposition de cinéma audacieuse, se fichant des règles et de la morale, d’une liberté de ton assez hallucinante. Alain Robbe-Grillet provoque, excite, trouble dans le bon et le mauvais sens, nous faisant encore une fois perdre nos repères au détour d’un jeu de piste ludique et barré. Une profonde singularité qui ne manque pas de marquer au fer rouge.

Film sorti en 1975 et disponible en DVD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3