CINEMA

LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE de Luis Buñuel : un cauchemar français

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Fin des années 1920 – début des années 1930. Célestine (Jeanne Moreau) quitte Paris pour travailler comme domestique dans une demeure bourgeoise d’un petit village de Normandie. Dès son arrivée, la maîtresse de maison, la puritaine et frigide Madame Monteil (Françoise Lugagne), la prévient qu’elle a intérêt à faire preuve de sérieux. Elle se devra d’être irréprochable sur la propreté et de ne pas succomber aux avances de Monsieur Monteil (Michel Piccoli) qui a déjà eu quelques mésaventures avec de précédentes servantes. Dans la maison vit également le père de Madame Monteil, Monsieur Rabour (Jean Ozenne) décrit par sa fille comme « un homme raffiné », « comme on n’en voit plus ». En réalité, l’homme vieillissant et fantasque vit la majorité du temps dans sa chambre à se remémorer le passé et à cultiver son fétichisme pour les bottines (il a toute une collection qu’il garde cachée dans son garde-meuble). Juste à côté, dans une petite maisonnette / appartement, vit Joseph (Georges Géret) le garde-chasse, homme de confiance des Monteil. Rustre, habité par des pensées antisémites et un pseudo-patriotisme qui masque à peine son appartenance à l’extrême droite, il a le chic pour débecter dès les premiers jours Célestine. Cette dernière n’est pas la seule domestique de la maison : il y a aussi Marianne (Muni), femme un brin simple d’esprit et à fleur de peau, et une cuisinière (Madeleine Damien).

Au fil des jours, Célestine découvre, telle une petite souris, les secrets et recoins sombres de chacun. Madame Monteil est une peau de vache qui refuse la plupart du temps (quand elle ne se force pas « par devoir ») les avances de son époux qui dès lors passe une grande partie de son temps « à la chasse ». Il a vite fait de harceler sa nouvelle et belle femme de chambre pour qu’elle se donne à lui. En vain. Monsieur Rabour invite pour sa part fréquemment l’ancienne parisienne à venir dans sa petite pièce pour lui faire faire la lecture et surtout porter quelques bottines de sa collection, tout en l’appelant par le prénom Marie… Rapidement lassée, Célestine envisage de quitter les Monteil quand elle apprend qu’une petite fille du voisinage à laquelle elle s’était attachée, Claire (Dominique Sauvage), a été retrouvée morte dans les bois après avoir été violée. Persuadée que Joseph est l’auteur du crime, elle décide de rester afin de mener son enquête. Pour arriver à ses fins et faire tomber celui qu’elle a en horreur, elle ne lésinera ni sur la fourberie ni sur la séduction…

le journal d'une femme de chambre buñuel

Adaptation libre du roman de Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre est sans aucun doute l’un des films les plus réussis et passionnants de Luis Buñuel. Et l’un des plus grands rôles de Jeanne Moreau. L’introduction nous montre, depuis le train où Célestine voyage, les paysages qui défilent, recouverts d’un épais brouillard. La domestique ne le sait pas encore mais elle va basculer en plein enfer. La maison des Monteil s’apparente à la demeure de tous les vices, avec à chacun de ses niveaux une illustration des plus grandes bassesses de l’humanité. La maîtresse de maison, bourgeoise catho, hypocrite et oisive, est mariée à un homme qu’elle n’a de cesse de repousser. Ce dernier est un véritable obsédé sexuel, qui sous prétexte d’aller à la chasse va tromper sa femme avec tout ce qui bouge, qui ne se gêne pas pour abuser de sa petite position pour harceler ses servantes (sans succès auprès de Célestine / puis auprès de la pauvre Marianne qu’il finit par violer dans un poulailler). Plus « subtil », Monsieur Rabour voile son fétichisme comme une coquetterie de vieux monsieur. Moins porté sur la chose mais pas moins repoussant, Joseph passe son temps à scander des discours racistes quand il ne sadise pas des animaux de la ferme…

L’arrivée de Célestine dans une maison où les rapports de force entre les classes étaient bien établis va semer la pagaille. Elle n’est pas une femme de chambre ordinaire. Contrairement aux autres domestiques, elle est jeune et coquette (son uniforme de travail joue parfaitement avec le fantasme de la soubrette, elle se plaît à se parfumer et à être toujours parfaitement présentable), dotée d’une certaine insolence qu’elle masque à peine sous la docilité qu’exige sa position. C’est un personnage absolument captivant et mystérieux que compose Jeanne Moreau, donnant ainsi lieu à de multiples interprétations. Célestine est en effet plutôt joueuse, repousse les avances de Monsieur Monteil non sans malice, sans se priver de l’aguicher subtilement. Elle se prête avec un air détaché au petit manège fétichiste du patriarche. Et alors qu’elle entend faire tomber Joseph, qu’elle soupçonne de meurtre et de viol pédophile, elle emploie la séduction comme arme, n’hésitant pas à l’attendre en dessous coquins dans son lit…

Cette façon qu’elle a de séduire et de repousser, d’agir de façon continuellement ambiguë, ,ne manque pas de charmer et de déstabiliser tous ceux qui gravitent autour d’elle. La petite domestique se révèle alors dotée d’un pouvoir inespéré sur la classe censée la dominer. Faussement dévouée, elle brise les interdits, s’octroie elle-même de petites libertés comme sympathiser avec le voisin, le capitaine Mauger, ennemi juré de Monsieur Monteil – un homme faussement honnête et désintéressé.

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Luis Buñuel se plaît à railler, avec un humour souvent très savoureux, une bourgeoisie oisive somme toute assez pathétique. Il montre sans prendre de gants la façon perverse dont les plus « puissants » abusent de leur position pour asservir les domestiques qu’ils emploient (on les traite parfois comme des esclaves, des sous-êtres, on se réserve le droit de les humilier psychologiquement ou physiquement).

Dans la France de l’entre deux guerres, l’orage gronde : nous découvrons à travers le personnage de Joseph la montée de l’antisémitisme, et à travers celui de la petite Claire, enfant douce, innocente et livrée à elle-même (elle vivait chez sa tante, qui visiblement ne prenait pas assez soin d’elle, la laissant sortir toute seule exposée à tous les dangers) la pauvreté dans ce qu’elle a de plus terrible.

Ici les hommes sont plus sauvages que les animaux qu’ils élèvent avant de les maltraiter. Ils sont des brutes, des porcs, souvent dénués de toute culpabilité. La mise en scène du cinéaste joue beaucoup sur l’inconscient. La façon de filmer de façon vertigineuse, fantomatique, la maison des Monteil, la parenthèse horrifique, comme un conte cauchemardesque dans les bois… On rit jaune puis on s’égare non sans effroi dans cette œuvre définitivement sans espoir où tout le monde finit par se laisser corrompre, à céder à l’appel d’un mal plus ou moins visible, palpable.

Film sorti en 1964 et  disponible en DVD

 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3