CINEMA
L’EDEN ET APRÈS d’Alain Robbe-Grillet : hallucinée
Fin des années 1960, une université française. Une bande d’étudiants se réunit avant, pendant ou après les cours dans un café nommé l’Eden. Ils y jouent à de drôles de jeux, font semblant d’être des autres, s’oublient. Violette (Catherine Jourdan) attire l’attention sur elle car dans son appartement dépouillé trône un tableau hérité d’un oncle et qui vaut beaucoup d’argent. Entre fantasme, simulation et réalité, les amis tuent l’ennui en flirtant avec la folie.
Un jour, un homme séduisant et plus âgé, Duchemin (Pierre Zimmer) fait son apparition. Il propose au groupe de nouveaux jeux, plus sulfureux et périlleux, tout en leur narrant ses voyages en Afrique. Il fait prendre à Violette de la « poudre de peur » qui la propulse en plein trip parano. Elle en revient mais le réel semble soudainement distordu. Duchemin lui propose un rendez-vous nocturne dans une usine. Lorsqu’elle s’y rend, elle se perd dans le décor labyrinthique, se retrouve poursuivie par ses camarades.
Le lendemain, elle trouve le corps mort de Duchemin au bord de l’eau et ses amis disent ne pas être sorti, qu’elle a probablement halluciné… Peinant à discerner le vrai du faux, Violette finit par se retrouver à Djerba où son histoire se répète sous une autre forme, celle d’un film d’aventure dont elle devient l’héroïne à la fois téméraire et soumise…
Premier film en couleur de Alain Robbe-Grillet, L’Eden et après est aussi l’une de ses œuvres les plus abstraites, pour laquelle il s’abandonne plus que jamais à ses fantasmes. Le scénario du film s’est constitué au fil du tournage, porté par le désir du cinéaste pour sa muse Catherine Jourdan. Dès le générique, le spectateur est invité à perdre ses repères, une voix off venant briser les habitudes. Puis l’on découvre le café Eden où une fille est poursuivie par des camarades à la fois attirants et menaçants, excités, prêts à la soumettre, la violer. Un des jeux de la curieuse bande que nous allons suivre… C’est le seul film où le cinéaste s’attarde sur la jeunesse. Une jeunesse qui tente de fuir l’ennui, la banalité, en faisant constamment semblant. Le décor du café, évoquant le travail de Mondrian, est mouvant, changeant, mobile, contribuant dès les premières minutes à nous égarer. Un personnage meurt puis réapparaît la scène d’après, les amis peuvent se changer en bourreau ou victime : tout n’est ici que fantasme, le tout teinté de rapports de force. L’Eden dont il est question est indéniablement le sexe, ce voyage, ce jeu qui fait valser les étiquettes, où l’on s’abandonne, où les rôles peuvent être changeants, où la violence peut se mêler au plaisir, où il n’y a plus de certitudes, plus de vrai ou de faux, juste un ailleurs comme hors du temps.
Le film est un grand terrain de jeu pour donner lieu à des poursuites, à une mise en scène de fantasmes teintés de SM où les jeunes femmes sont malmenées par des garçons pervers qui croient peut-être à tort tenir les ficelles. Alain Robbe-Grillet joue avec le double, la dualité, allant jusqu’à raconter la même histoire deux fois, avec une forme et des décors différents, des flashs érotiques qui s’opposent ou se répondent. Il nous prouve une fois de plus qu’il est capable de faire tenir un film par le seul vertige de sa mise en scène, par l’ivresse du désir. Les tableaux cinématographiques troublants se succèdent alors que le personnage de Violette, un peu introvertie et que l’on devine un brin masochiste, se transforme en une aventurière sous le soleil de Djerba, avec ses grandes bottes, ses robes très courtes, ses culottes que la force du vent nous dévoile.
Véritable trip, hallucination cinématographique, ce long-métrage inclassable et d’un érotisme éclatant et parfois dérangeant suit le cheminement d’une héroïne pas banale qui sans le vouloir, au gré des rencontres et mésaventures, va davantage se découvrir, s’affirmer. A réserver aux cinéphiles qui aiment se faire manipuler pour mieux se rapprocher d’une sorte d’envoûtement.
Film sorti en 1970 et disponible en DVD