CINEMA
LES ENFANTS DU PARADIS de Marcel Carné : spectacle de la vie
Classique des classiques. Les enfants du paradis continue d’être pour beaucoup l’un des plus beaux films français de tous les temps. Une fresque de 3h qui scotche le cinéphile de la première à la dernière minute.
Paris, Boulevard du Crime, 1828. Il y a foule sur le boulevard et les marchands, artisans et artistes essaient d’alpaguer les passants. Garance (Arletty) effectue un petit numéro où elle baigne dans l’eau. Les spectateurs sont déçus de ne pas voir davantage son anatomie et le petit manège s’arrête. La jeune femme fréquente depuis quelques temps Pierre-François Lacenaire (Marcel Herrand), un homme brillant et cultivé mais au coeur froid, légèrement truand et sadique sur les bords. Garance est la seule femme qui éveille en lui un certain intérêt même s’il refuse de trop insister pour la conquérir par orgueil.
Lors d’une balade, Lacenaire et Garance s’arrêtent devant un spectacle de rue. Lacenaire profite de l’inattention d’un spectateur voisin pour le voler. Ce dernier accuse Garance. Alors que celle-ci est en mauvaise posture, le mime du spectacle de rue, Baptiste (Jean-Louis Barrault), vole à son secours en racontant de façon humoristique et mimée ce qui s’est vraiment produit. Amusée et touchée par son geste, Garance lui lance une fleur. Pour Baptiste c’est le coup de foudre.
L’une des grandes attractions du Boulevard du Crime est la salle de spectacles les Funambules. Alors que le récit du film commence, de nouvelles personnes vont être recrutées pour rejoindre la troupe. L’acteur sûr de lui et passionné Frédérick Lemaitre (Pierre Brasseur) qui voit déjà son nom en haut de l’affiche et entend se servir des Funambules comme tremplin avant d’aller jouer des drames et du Shakespeare, Baptiste qui sort de l’ombre de son père et impose la pantomime en art et Garance qui trouve là le moyen de survivre.
Dans les coulisses, des drames amoureux se jouent. Baptiste est follement amoureux de Garance au grand dam de Nathalie (Maria Casares), fille du directeur des Funambules. Cette dernière refuse d’entendre que l’objet de tout son amour puisse désirer quelqu’un d’autre. La timidité de Baptiste va lui jouer des tours : il ne saisit pas sa chance quand il l’a avec Garance et la belle finit par entamer une liaison avec Frédérick Lemaître, nettement plus à l’aise. Malgré cela, Baptiste et Garance continuent de se tourner autour sans ne jamais consommer leur évident amour.
Les manigances de Lacenaire ainsi que l’arrivée du beau et riche Comte de Montray (Louis Salou) vont encore plus chambouler la destinée des deux amoureux, décidément maudits…
Durant un peu plus de 3 heures et découpé en deux parties, Les Enfants du Paradis est un immense spectacle qui divertit, émeut et nous en met plein les yeux. L’oeuvre n’a pas volé son titre de chef d’oeuvre et touche à la perfection à tous les niveaux. La mise en scène est sublime et nous plonge en immersion dans un Paris populaire d’un autre temps. Les acteurs, des premiers aux plus petits rôles sont tous touchés par la grâce. L’écriture subjugue avec une intrigue sentimentale haletante qui ne nous laisse aucun répit et des dialogues signés Jacques Prévert qui nous régalent et nous marquent pour longtemps.
Infiniment romantique, cette fresque tient sans doute sa réussite à une galerie de personnages parfaitement posés et composés qui nous captivent tous. Garance, le catalyseur, l’objet de tous les désirs, est une héroïne terriblement attachante, une femme simple, libre, au coeur pur. Arletty lui apporte sa grâce et son phrasé si particulier. Baptiste est un un personnage d’amoureux tragique, à la timidité presque maladive. Un amoureux transi qui attend trop et qui finira par se résigner. Les années passant il connait une véritable ascension dans son art mais son coeur restera à la peine, obsédé par Garance. Jean-Louis Barrault lui apporte toute sa fragilité, sa vulnérabilité.
Baptiste est pourtant aimé de Nathalie, passionnée et possessive qui ne lâchera jamais rien pour tenter de devenir sa femme. La géniale Maria Casares rend très touchant ce personnage qui aurait pu être ingrat. Elle est la femme « de la vie de tous les jours », l’amoureuse sacrificielle éternellement éconduite mais incapable de se résigner. A cette valse de sentiments finit par s’ajouter le Comte de Montray. Contrairement aux autres protagonistes, il ne vient pas d’un milieu populaire. Son statut privilégié et son amour pour Garance vont tout chambouler suite à un malheureux concours de circonstances. Mais ce « riche qui veut être aimé comme un pauvre » aura bien du mal à faire oublier à Garance sa passion pour Baptiste. Louis Salou campe à merveille cette figure de beau Prince Charmant mal aimé et orgueilleux.
Frédérick Lemaître et Lacenaire courtisent eux aussi Garance mais ces deux hommes ne se laisseront pas consumer par leurs sentiments, trop accaparés par d’autres projets. Frédérick rêve avant tout de devenir un grand comédien. Il a la rage de vaincre et donnera tout pour accéder à l’ascension qu’il est convaincu de mériter. Pierre Brasseur et sa gouaille rendent ce personnage haut en couleurs infiniment sympathique. Le trouble Lacenaire, est pour sa part peut-être le personnage le plus énigmatique du métrage, infiniment sombre, imprévisible, sadique. Il n’est pas totalement mauvais et montrera ça et là des petits bouts d’humanité mais c’est le genre d’hommes qui glacent le sang. Marcel Herrand compose là un personnage fascinant qui fait l’effet d’un serpent prêt à cracher son venin à chaque entrée en scène.
Toute cette galerie de personnages vit, aime, se déchire dans un Paris extrêmement vivant où la misère palpable n’empêche personne de rêver. En arrière-plan, une déclaration d’amour au monde du spectacle avec une multitude de tableaux drôles, beaux, tragiques, flamboyants. La vie devient ici spectacle et inversement jusqu’à ce que le rideau tombe, nous laissant le coeur battant la chamade et des étoiles plein les yeux.
Film sorti en 1945. Disponible en DVD en version restaurée