CINEMA
LES IDIOTS de Lars von Trier : jeux de fous
Karen (Bodil Jorgensen) entre dans un restaurant et s’installe à une table, seule. Elle apparaît comme paumée, au bord de la crise de nerfs. Dans le restaurant, une bande d’handicapés mentaux se fait remarquer. L’un d’entre eux, Stoffer (Jens Albinus) s’accroche à Karen qui semble se prendre d’affection pour lui. Elle suit le groupe qui se fait éjecter de l’établissement pour avoir trop semé la zizanie.
Qu’elle n’est pas sa surprise quand elle réalise que Stoffer et ses amis sont tout à fait normaux ! Ils se plaisent à jouer les idiots, à faire ressortir toute la bêtise la plus primaire qu’ils ont en eux pour tester les gens, s’affranchir des normes d’une société qui ne leur convient pas. Malgré sa timidité, Karen s’intègre très vite et petit à petit participe aux jeux parfois limites de la communauté.
Coupés du monde, ils passent leur temps à laisser libre cours à leurs instincts, tentent de mener une existence différente. Mais le groupe unit se révèle être progressivement un leurre. Chacun cache d’importantes failles et ne parvient pas réellement à se couper de la réalité…
Film emblématique du Dogme de Lars Von Trier, Les idiots surprend lors de ses premières minutes par son esthétique propre aux films les plus fauchés, les plus bruts. On est en droit de trouver ça franchement laid mais il faut bien admettre que le côté DV sans artifices donne un aspect documentaire qui sied parfaitement au projet, qui n’a de cesse de questionner le réel, la norme, interroger sur le vrai et le faux.
Les apparences sont trompeuses. Stoffer et ses amis jouent aux idiots pour intérieurement mieux prendre les autres de haut, pour manipuler les personnes qui se mettent sur leur chemin. La bande squatte la maison de l’oncle de Stoffer, qui est censé s’occuper de sa vente mais qui a préféré en faire un foyer pour ses camarades de jeu. Il s’impose sans mal en leader.
Lars Von Trier place le spectateur dans une position inconfortable autant qu’il suscite en lui des questions passionnantes. Ne faut-il pas être fou ou idiot pour feindre d’être un idiot ? Peut-on vraiment jouer, contrôler ses pulsions primaires, sa folie intérieure ? La question de limite se pose très tôt. Jusqu’où iront-ils ? Qu’est-ce qui sépare chaque membre d’une véritable folie ?
Le regard du cinéaste sur ses personnages est habilement ambigu. On peut aussi bien trouver cette communauté marginalisée attachante, louer les bienfaits d’une vie à l’écart du reste du monde, fondée sur des notions de partage, de recherche de soi. Et on peut aussi y voir une secte avec les dérives qui vont avec. La joie d’avoir trouvé des amis, de retrouver des plaisirs enfantins, d’oublier ses responsabilités laisse souvent place aux doutes, à la gueule de bois, à la sensation d’être complètement perdu. En tant que mentor, Stoffer a tendance à pousser souvent le bouchon trop loin, instaurant parfois des jeux borderline, mettant en situation périlleuse ceux qui sont censés être les membres de la famille de substitution qu’il s’est créée.
Si vouloir être normal à tout prix, se ranger, peut s’avérer être insupportable, nuisible, le fait de jouer un peu trop à l’idiot peut l’être tout autant, sinon plus. Derrière les discours enthousiastes, presque aucun membre de la communauté ne parvient à assumer ses activités lors d’un retour au « monde réel ».
Interrogations sur le rôle que l’on prend tous dans notre vie, sur notre dépendance au regard des autres, avec en fond le portrait d’un groupe de grands enfants paumés, incapables d’affronter les revers de la vie, préférant s’ostraciser.
Des moments de délires au glauque le plus total, le film frappe fort et livre une flopée de scènes d’une rare intensité. La crise de Stoffer qui se révèle possiblement fou pour de vrai, la scène finale, ahurissante et bouleversante, avec Karen, laisse sans voix. Inclassable, Les idiots est à la fois une œuvre qui se ressent physiquement et qui retourne le cerveau. C’est dérangeant et audacieux, d’une profondeur et d’une intelligence comme on en voit rarement au cinéma.
Film sorti en 1998 et disponible en Import DVD