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LES POSSÉDÉS D’ILLFURTH : transe théâtrale
Avec Les possédés d’Illfurth, Lionel Lingelser nous emporte au coeur d’un véritable tourbillon. Une expérience théâtrale brillante, folle et intense qui fait l’effet d’une transe.
Avant même que le spectacle ne commence et qu’on nous demande d’éteindre nos téléphones, Lionel Lingelser investit l’espace. Il n’entre pas par la scène mais par l’entrée de la salle, faisant un boucan d’enfer avec son tambour. Il fait durer l’instant avec son instrument, ce dernier devenant une sorte de jouet diabolique nous permettant instantanément de nous extirper du réel. La lumière de la salle ne s’est pas encore éteinte, on a l’impression d’un face à face. D’emblée, les pistes sont brouillées pour cet exercice de seul en scène qui on le devine ne sera pas comme les autres. Une fois les présentations faites, l’artiste, officiant ici comme unique comédien et metteur en scène, paré d’une cape lui donnant un air enfantin, nous laisse basculer dans la pièce en elle-même. La lumière de la salle s’abaisse et l’histoire commence.
Lionel Lingelser devient alors son double autofictif, Hélios. Un comédien qui va être éprouvé par son metteur en scène à l’accent très prononcé. Lionel embrasse les différents rôles, se donne la réplique à lui-même, joue de l’opposition de deux personnages radicalement différents, l’un dans le contrôle, l’autre sommé de s’adonner au total lâcher prise. Et on comprend tout de suite que la possession annoncée dans le titre se passe déjà sous nos yeux. Lionel Lingelser, pendant toute cette pièce qui flirte avec la performance, se jette dans ses personnages à moins que ce soit eux qui se jettent dans son corps, l’habitant et l’entrainant dans des états particulièrement intenses.
Sous nos yeux, l’extrême exigence que peut requérir l’art du jeu théâtral est questionnée, illustrée, tour à tour moquée, magnifiée, transcendée. Le spectateur perd progressivement pied, invité lui aussi au lâcher prise, à ressentir les choses physiquement en se laissant porter par le visage très expressif et le corps de l’acteur qui se compose, se décompose, se forme et se déforme, se laisse posséder ou déposséder.
C’est l’histoire d’un comédien qui cherche à accéder à la vérité d’un rôle et qui est poussé dans ses retranchements par son metteur en scène très théâtral dans tous les sens du terme. Pour trouver cette vérité, cette justesse abstraite, il est invité à aller chercher au plus profond de lui-même, à remonter le fil de ses émotions et de son passé. Un passé qui le ramène à son grand-père, à la maison de celui-ci, à l’enfance et à l’histoire d’Ilfurth où a grandi Helios. Dans ce village d’Alsace, on raconte depuis très longtemps le récit de deux garçons ayant été possédés et ayant été soumis à un exorcisme. Etaient-ils vraiment possédés par le diable ? Etait-ce vraiment une malédiction ?
Longtemps, cette histoire, sonnant comme une menace, a inquiété Hélios qui quand il était petit redoutait lui aussi d’être différent, notamment sous la pression de son père qui craignait qu’il ne soit pas assez masculin. Il fallait jouer le rôle du bon fiston bien dans le moule. Logiquement influençable, Hélios s’était conformé, jouant au basket, se livrant à des activités viriles et se retrouvant subitement sous l’emprise d’un de ses camarades.
Les personnages se succèdent sur scène entre figures adultes croquées avec un regard amusé d’enfant et personnages d’enfant qui semblent hantés avant l’heure de traumas ressentis à l’âge adulte. Lionel Lingelser détourne les figures, explose les caricatures pour « aller droit à l’os ».
On assiste à une performance d’artiste sidérante, la sensation d’être témoin d’ une véritable transe si forte qu’elle nous emporte avec elle. Nous aussi on plonge, on ressent, on part très loin avec un minimum d’effets redoutablement efficaces (tout se base sur l’essence du théâtre si l’on veut : le jeu, le corps, la lumière, le son, quelques accessoires élémentaires).
Les démons du passé sont exorcisés sur scène alors que Lionel Lingelser catapulte le cadre, le réel, dessine des mondes et des temporalités imaginaires en se livrant à une danse hypnotique avec les démons.
Pour le spectateur, l’expérience est à la fois très physique car on ressent les émotions au plus profond de notre chair et très cérébrale aussi car le texte, écrit par Yann Verbugh en collaboration avec Lionel Lingelser, est extrêmement riche, propice à une incroyable multiplicité d’interprétations et de réflexions.
L’acteur qui se laisse posséder par un rôle, qui pour posséder un rôle va chercher à laisser les émotions posséder son corps. L’emprise du metteur en scène sur son comédien. L’emprise des proches et du regard des autres sur notre psyché, notre être. Comment posséder l’espace de la scène, vampiriser le public et l’amener dans l’imaginaire en possédant son temps d’esprit rendu disponible. Comment les souvenirs peuvent d’un coup infiltrer notre corps, le tétaniser ou le faire exulter. Comment les traumas et les agressions peuvent nous ronger. La beauté sans limite de l’art qui s’empare de nous et aussi son vertige, ses abysses.
Cette pièce qui explose les frontières du réel nous invite à la fois à plonger au plus profond de notre corps et à céder à un lâcher prise magique nous permettant de nous en extirper.
Le geste artistique de Lionel Lingelser est si fort qu’on pourrait être tenté de le désigner comme radical. Mais cela enfermerait ce qui nous est proposé et qui est si délicieusement singulier dans une case alors que ces Possédés d’Illfurth nous font ressentir en permanence leur volonté de déborder. Et ce qui caractérise le plus cette création c’est au final son extrême générosité et accessibilité. Si on peut y trouver une spirale infinie de questionnements sur l’art et la vie, l’ensemble oscille à merveille entre gravité, folie créative et moments de comédie espiègles. Les démons se mêlent toujours à la tendresse ici.
Quand la fin s’annonce, on reste là, ébahi, comme émergeant d’un songe. Une expérience unique qu’on ne peut qu’applaudir ( déjà saluée par la critique, la pièce recueille à la plupart de ses représentations de très méritées standing ovations ).
Pièce jouée jusqu’au 1er juin 2024 au Théâtre du Rond Point à Paris