CINEMA

L’HOMME QUI MENT d’Alain Robbe-Grillet : mentir pour vivre ?

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Un homme (Jean-Louis Trintignant) court au milieu de la forêt, poursuivi par des soldats allemands. Une balle semble le toucher, il tombe au sol. Mais il se relève quelques instants plus tard, sans aucune trace de sang sur lui. Il se dirige vers un petit village où il erre avant de se poser dans un bar. C’est là qu’il entend l’histoire de Jean Robin, héros local dont le retour de la guerre se fait attendre. Il paraît que sa femme et sa sœur l’attendent dans un château. Piqué de curiosité, le séduisant inconnu, portant un costume élégant, décide de leur rendre visite. Il surprend les deux femmes en pleine partie de Colin-maillard avec leur servante. Puis il se présente à elles sous le nom de Boris Varissa et prétend être un ami proche de Jean avec lequel il aurait fait la guerre. Sceptiques, la femme et la sœur le trouvent un rien grossier dans sa démarche tandis que la servante , ne sachant pas vraiment s’il dit la vérité, est amusée. S’installant dans un petit hôtel près du château, Boris va multiplier les visites à ces belles délaissées, imposant sa présence, accumulant les mensonges comme de drôles d’armes de séduction. Peu à peu, ce n’est plus seulement ses interlocutrices qu’il égare dans ses récits mais aussi et surtout lui-même…

l'homme qui ment alain robbe grillet

Dans les bonus du DVD sorti aux éditions Carlotta, on apprend que L’homme qui ment a été tourné suite à une proposition de la Slovaquie à Alain Robbe-Grillet. Les slovaques, qui n’arrivaient pas à réaliser un film en moins de 6 mois, étaient curieux de découvrir le savoir faire d’un cinéaste français ne mettant que deux mois pour donner naissance à une œuvre. Accompagné de ses acteurs, dont Jean-Louis Trintignant, disposant d’un budget confortable, le réalisateur a improvisé une histoire, avec en tête la figure de Boris Godounov et le roman Le Château de Kafka. Le film s’ouvre sur une impressionnante scène de poursuite dans la forêt, magistralement filmée et riche en explosions. Le spectateur est de suite interpellé par ce qu’il voit : un homme qui porte un costume chic fuyant des soldats allemands, semblant mourir mais se relevant en révélant ainsi sa feinte. Suit l’arrivée au village durant laquelle le « héros » se présente de façon pour le moins brouillonne en voix off. Ce qu’il décrit ne correspond pas aux images qui défilent. De quoi nous mettre dans une position inconfortable (les images n’allant pas avec les mots, on ne sait pas qui ou quoi croire), bousculer les codes traditionnels de la narration. Ce n’est que le début d’une grande déambulation.

L’homme qui ment est un grand labyrinthe dans lequel le cinéphile aventureux est invité à se plonger et se perdre, aux côtés d’un personnage principal énigmatique et séduisant, dont la folie se précise peu à peu. Errant d’abord sans but, celui qui se fait appeler Boris Varissa, trouve largement de quoi s’occuper quand il pénètre dans le château de Jean Robin, désespérément attendu par sa femme et sa sœur. Au fil des conversations, avec plus ou moins de maîtrise et d’inspiration, l’homme raconte ce qu’il prétend être des faits, des souvenirs. Il ne se gêne pas pour ternir l’image de celui perçu comme un héros local, le faisant notamment passer au détour d’un récit pour un traître avant de s’accuser lui-même. Ses petites histoires sèment la confusion, suscitent le rejet ou l’amusement. Nul doute en tout cas que ce jeu malsain est ce qui fait tenir debout, ce qui rend bizarrement vivant un homme égaré qui ne s’incarne qu’en se mettant dans la peau d’un autre fantasmé, personnage ambivalent de récits reprenants les poncifs de la guerre et non dénués d’extravagance. Plus il invente, plus on sent qu’il a lui-même envie de croire à ses bobards, qu’il perd le sens des réalités. Des fantômes apparaissent, la mort menace…

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A travers les mots, Boris séduit, se rapproche des trois femmes du château. Il parvient d’abord à mettre dans son lit la servante, amusée, le voyant comme un petit garçon avide de nouvelles histoires à inventer. Puis c’est la sœur qui succombe : à force d’attendre son frère en vain, elle se satisfait des mensonges. La femme, elle, résiste. Les motivations du menteur sont floues, on est d’ailleurs pas certain qu’il sache lui-même où il va. C’est en tout cas un homme animé par le désir. Dès que l’occasion se présente, subtilement, il caresse celles qu’il perçoit comme ses spectatrices privilégiées, passant la main sur leur poitrine avant de les entraîner dans des jeux sensuels teintés de sado-masochisme. Il révèle progressivement sa dangerosité, évinçant le père de l’épouse, ambitionnant de mettre à la porte le majordome pour devenir le seul homme, le seul maître des lieux.

L’homme qui ment est un film très abstrait dans lequel on se perd avec délice. La mise en scène favorise l’égarement. Un égarement des idées et des sens. L’esprit s’abandonne face aux histoires improbables ou douloureuses, les corps s’offrent à un inconnu tour à tour sensuel puis ferme, un peu violent. Un érotisme discret mais foudroyant parcourt cette œuvre hypnotique, qui jusque dans le son (très travaillé, perturbant, semblant former une drôle de musique à partir d’une multitude de bruits) se plaît à nous étourdir. A travers le portrait d’un homme mythomane, un peu fou, fantaisiste, et sa rencontre avec trois femmes délaissées et ne manquant pas elles non plus de perversité (on peut se demander au bout d’un moment qui utilise qui, qui nourrit le fantasme de l’autre), Alain Robbe-Grillet délivre un film sur le plaisir de se raconter des histoires et le vertige qui va avec. L’ensemble se suit souvent avec beaucoup d’amusement (on note beaucoup de scènes pleines d’humour, décalées, comme celle où Boris parle de lui-même en s’appuyant sur ce qui pourrait être sa propre tombe) et parfois perturbe. Une belle expérience de cinéma dans laquelle Jean-Louis Trintignant est plus séducteur et fétichisé que jamais.

Film sorti en 1967 et disponible en DVD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3