FICTIONS LGBT
MA VIE AVEC LIBERACE de Steven Soderbergh : l’emprise
Etats-Unis, 1977. Scott Thorson (Matt Damon) est dresseur de chiens pour le cinéma et rêve de devenir vétérinaire. Il vit avec un homme et une femme qui l’ont recueilli alors que sa famille l’avait délaissé. Il se laisse draguer dans un bar gay par un homme plus âgé, Bob (Scott Bakula), qui devient en quelque sorte son ami. Un soir, ce dernier l’emmène voir Liberace (Michael Douglas), en concert au Las Vegas Hilton. L’artiste, hyper talentueux et excentrique, le fascine.
Plus tard, quand ,via Bob, il a l’opportunité de le rencontrer dans sa loge, il se laisse impressionner. Liberace, qui est alors en couple avec un jeune pianiste avec qui à l’évidence les relations ne sont plus au beau fixe, scrute ce possible nouvel arrivant dans son monde kitsch et démesuré. Rapidement, il l’invite à déjeuner, puis prétexte avoir besoin de ses services pour l’un de ses chiens afin de le faire venir un soir et le mettre dans son lit. Un peu naïf, Scott hésite quand son nouvel ami lui propose d’emménager chez lui tout en devenant aussi son employé (dont le travail ne sera, en gros, que de lui tenir compagnie). Sa famille adoptive est perplexe, mais, après avoir commencé une relation plus charnelle et sentimentale avec la star, le jeune homme ne résiste pas.
A peine entre-t-il dans l’immense demeure de son compagnon et patron pour y poser ses valises qu’il voit l’ex de celui-ci flanqué à la porte. Plusieurs signes lui laissent entendre que lui non plus ne fera pas long feu mais, aveuglé par son affection pour cette personnalité hors norme qui le touche de par sa solitude, il refuse de voir la réalité en face. Le début de la relation est intense, très charnelle, pleine de complicité et de déclarations.
Liberace se montre particulièrement démonstratif, clame vouloir être absolument tout pour Scott. Il veut être son meilleur ami, son amant, son père même (ainsi lui propose-t-il de l’adopter). Pour le provincial candide qui a souffert de l’absence de sa famille « naturelle », ces déclarations sont on ne peut plus bouleversantes. Il se laisse alors, sans en être vraiment conscient, modeler par l’homme dont il partage la vie, les humeurs. Il accepte de faire de la chirurgie esthétique pour lui ressembler, le soutient en permanence, s’efface de plus en plus pour mieux le servir. Mais cinq ans plus tard, le désir n’est plus le même, l’attention de Liberace est moindre, son regard commence à vaciller. Scott redoute d’être à son tour celui qu’on met à la porte…
Réalisé pour la chaîne de télévision américaine HBO, Ma vie avec Liberace (Behind the Candelabra en VO) évite les deux principaux pièges qui se dressaient devant lui : il ne s’agit ni d’un téléfilm étouffant les aspirations créatives et l’inspiration de son réalisateur, Steven Soderbergh, ni d’un biopic lisse pour faire de l’audience. Au contraire, la mise en scène se révèle extrêmement fluide, parfois aussi démesurée que la star dont elle tire le portrait très nuancé. Nous sommes invités à pénétrer dans l’univers kitsch et coupé de toute réalité de Liberace, pianiste star aux Etats-Unis, moumoute sur la tête, costumes pailletés, possédant une immense demeure clinquante, où des tableaux de lui-même s’affichent sur les murs. S’il est à l’évidence mégalomane et narcissique, l’homme se plaît à se faire passer pour une victime quand il cherche à attirer une nouvelle proie. Séducteur et généreux, drôle et plein d’esprit, il donne l’impression à ses jeunes amants d’avoir besoin d’eux, tient à les faire briller alors qu’à terme il n’y a de place dans sa vie que pour être dans son ombre. Convaincu d’être béni des cieux, d’avoir toujours été prédestiné au succès, Liberace sait être sympathique, tendre, pour mieux contrôler ensuite. Scott, cœur pur, espère sincèrement compter dans sa vie. Il tombe réellement amoureux, à la fois de l’artiste et de l’homme, l’acceptant avec tous ses travers, ses défauts. S’il prend goût à la vie de luxe que lui offre son hôte et compagnon, elle ne constitue jamais un moteur. Par amour, il multiplie les concessions, les compromis, se laisse peu à peu dévorer.
Ma vie avec Liberace est avant tout l’histoire d’une vampirisation. Celle d’un homme vieillissant, riche et talentueux, qui fait entrer dans sa cage dorée un garçon jeune et d’origine modeste, inoffensif. Il se rassasie de sa chair, lui faisant l’amour parfois 4 fois d’affilée, puis décide de le modeler à sa guise, à son image. Scott veut croire qu’il garde le contrôle de sa vie mais il se laisse de plus en plus soumettre, influencer. Il finit par obéir comme un chien et comme les aboiements des animaux de compagnie de Liberace, quand il se décide à manifester un mécontentement, cela ne fait l’effet qu’un bruit de fond. Entre cruauté et drôlerie, Steven Soderbergh montre un Liberace flamboyant sur scène, adepte de la chirurgie esthétique, se prenant pour le roi du monde dans sa grande maison où tout lui est servi sur un plateau. Si au départ Scott se laisse docilement faire, acceptant plus ou moins consciemment de devenir « la chose » de celui qui s’est imposé comme la seule personne qui compte dans sa vie, il finit par découvrir peu à peu l’envers du décor, les revers du quotidien avec un homme terriblement égocentré. Les moments de complicité laissent place à une sorte de solitude à deux. Alors que Liberace se fait plus absent, se permettant d’aller butiner ailleurs, Scott soigne son manque de l’homme qu’il aime en tombant dans la drogue. Puis surgit son possible remplaçant…
Alors que tout brille et scintille, la romance qui nous est ici racontée est particulièrement sombre, malsaine. Car elle repose sur un jeu de pouvoir perdu d’avance pour Scott. Condamné à rester dans l’ombre, dans le placard (Liberace refusant d’assumer son homosexualité), devenant un simple accessoire de plus pour un homme qui se lasse vite quand on ose s’y confronter, l’amoureux dévoué ne pourra sortir de cette histoire indemne. Le cœur brisé, le visage défiguré, ses objectifs professionnels anéantis : en entrevoyant la porte de sortie, on comprend qu’il ait le vertige. Le film offre à la fois le portrait de cet amoureux sacrifié et de celui de son « bourreau ». Liberace est un monstre en puissance, toxique pour les autres mais aussi pour lui-même (en voulant posséder les gens, jouer avec eux à sa guise, les rejetant dès qu’il a envie de nouveauté, il se destine à une terrible solitude, passe à côté de l’essentiel). Sa fortune le sert et le dessert (sa mère qui lui demande un chèque quand elle gagne en jouant à la machine à sous qu’il a installé chez lui, le « successeur » de Scott qu’on devine nettement moins bien intentionné et sensible que lui…), la réalité finira par le rattraper (il sera victime du Sida, maladie qu’il tentera de cacher à l’instar de la star Rock Hudson, citée au détour d’un plan – et qui entretenait par ailleurs lui aussi une relation perverse avec son « compagnon de l’ombre »).
Le fait d’osciller entre la comédie et le drame permet à Steven Soderbergh d’éviter les lourdeurs, de trop charger ses personnages. Michael Douglas et Matt Damon livrent des performances très intenses et donnent beaucoup de relief à cette histoire d’amour et d’emprise destructrice.
Film sorti le 18 septembre 2013 et disponible en VOD