CINEMA
N. A PRIS LES DÉS d’Alain Robbe-Grillet : film anagramme
Il faut croire que la télévision du début des années 1970 ne manquait pas d’audace. Il en fallait indéniablement pour diffuser un film comme N. a pris les dés… de Alain Robbe-Grillet. Un nouveau jeu du génial cinéaste adepte de formes labyrinthiques, autour de l’un de ses films, L’Eden et après. Il explique ainsi le projet : « L’Eden et après était formé par la répétition de douze thèmes au sein de dix séries successives. La fréquence de réapparition de ces éléments thématiques les rend aisément identifiables : la prison, le sang, le labyrinthe, l’eau, la danse, le double etc. (…) Cet N. a pris les dés… est le résultat d’une combinaison aléatoire des mêmes thèmes, le héros narrateur jouant lui-même aux dès l’ordre de succession des événements. Comme on le devine d’après son titre, ce nouveau film constitue donc une sorte d’anagramme du premier ».
Nous retrouvons donc tout l’univers de L’Eden et après, les mêmes décors, les mêmes personnages, les mêmes situations mais avec un montage différent. Le réalisateur brouille encore plus les pistes en mêlant les images du film original avec d’autres coupées lors du premier montage. Une façon de nous rappeler que sans la magie du montage, l’histoire d’un film peut complètement changer. Ainsi, si dans L’Eden et après le personnage principal était celui de Violette, ici c’est un des seconds rôles masculins, N., qui prend les rênes. On ne le voit pas forcément beaucoup à l’écran mais il est le narrateur, le maître du jeu. Par la voix off, il réécrit l’histoire, se l’approprie. De quoi donner la déstabilisante et agréable sensation que chaque film comporte différents regards, des secrets inexplorés, que si l’on nous en accordait la possibilité, on pourrait s’approcher de l’un des protagonistes et découvrir une nouvelle lecture, une nouvelle vision.
En guise d’introduction, N. tient à attirer notre attention sur le fait que la fiction est une sorte de miroir déformant du réel. A l’écran, tout est écrit, cohérent, alors que dans la vie règne l’incertitude, le mystère. C’est déjà ce que Alain Robbe-Grillet nous montrait quand il se frottait au genre policier. Dans les films, les enquêtes finissent par être résolues, tout se recoupe, alors qu’en réalité il reste toujours des zones d’ombres, des choses inexplicables. La fiction serait donc en quelque sorte plus confortable, potentiellement moins excitante que la vie, en cherchant à tout justifier, expliquer. Le cinéma de Alain Robbe-Grillet s’est toujours amusé à égarer son spectateur, préférant le renvoyer à des sensations, des obsessions, des images, avec des récits abstraits. Plus que jamais, N. a pris les dés… s’amuse à brouiller les repères.
L’histoire est à priori celle de N., qui dit rêver de deux femmes blondes aux cheveux courts. L’une des deux est Violette, dont il ne se souvient plus du prénom et qu’il appelle Eve. L’intrigue mêle rêve, réel et jeu. Les personnages de L’Eden et après deviennent de nouvelles figures, se déploie une autre aventure. Les dialogues ont été réenregistrés, tout se mélange et s’inverse. Alain Robbe-Grillet insuffle beaucoup d’humour (le point culminant étant le « gain » remporté par Eve à l’issue de ses déambulations), réinvente les scènes érotiques et fétichistes. De quoi donner lieu à une œuvre à la fois passionnante d’un point de vue théorique mais capable aussi d’amuser son fidèle spectateur qui se laisse à nouveau perdre dans un tourbillon formellement des plus enivrants. C’est aussi sans aucun doute l’une des œuvres les plus ambigües du cinéaste sur le thème du désir. Certaines étreintes entre garçons ne manquent pas d’homo-érotisme…
Le texte de la voix off est particulièrement stimulant, intrigant et provoque le téléspectateur de l’époque. L’aventure se clôture sur ces paroles : « Cher téléspectateur, vous qui allez sortir de chez vous ou qui restez devant l’écran de votre poste, il y a peut-être une petite chose à laquelle vous n’avez pas pensé. Un jeu, ça ne signifie jamais rien à l’avance. C’est le joueur qui invente la partie. Et le joueur, c’est vous. Les images que votre regard dérobe, ici et là, ce ne sont que des images. Elles n’ont pas de sens attaché à elles comme une nature indélébile. Elles n’ont pas d’autre sens que celui dont vous aurez fait vous-même le choix. L’ordre rassurant, l’ordre désespérant, c’est vous qui le faites, par paresse… ou par peur ».
Film sorti en 1971 et disponible en DVD