NE DIS RIEN (Speak no evil) de Christian Tafdrup : dangereux silence

By Gaspard Granaud | 3 juillet 2024

Film d’horreur danois, Ne dis rien (Speak no evil) fait lentement basculer dans l’angoisse puis la terreur le spectateur jusqu’à un final pour le moins traumatisant. Avec un zeste de crypto gay qui a son importance.

Bjørn (Morten Burian) et sa femme Louise (Sidsel Siem Koch) passent des vacances en Italie avec leur petite fille Agnes. A l’évidence le couple est un peu usé, englué dans une routine et ne profite pas totalement de ces beaux jours au soleil. Et voilà que débarque dans le centre de vacances où ils se trouvent le charismatique Patrick (Fedja van Huêt) et sa femme Karin (Karina Smulders) accompagnés de leur petit garçon très taciturne Abel. Les deux couples font connaissance et se lient d’amitié. Patrick et sa petite famille vont embellir la fin de séjour de Bjørn est des siens. On peut instantanément sentir que Bjørn est fasciné par Patrick, médecin, bel homme, toujours à l’aise, bien dans ses pompes. Il le regarde avec une certaine admiration, si ce n’est une pointe de désir refoulé… Une connivance se crée rapidement, au-delà des mots et les silences entre eux hantent Bjørn.

Après ces vacances, Bjørn et sa famille reprennent une vie normale et un peu terne aux yeux de Bjørn. Puis voilà qu’arrive une carte postale faite à partir d’une photo souvenir des deux familles en vacances. Patrick et Karin invitent Bjørn, Louise et Agnes à passer quelques jours en vacances chez eux aux Pays-Bas. Louise n’est pas très emballée par l’idée : ils ont déjà pas mal voyagé et dans le fond ils n’ont passé que quelques jours avec eux. Elle trouve qu’aller dans leur maison est un peu étrange et risqué, ils ne les connaissent pas vraiment après tout. On sent que Bjørn a de son côté très envie d’y aller et qu’il vit mal ce refus. Il va insister et profiter d’un diner avec des amis pour convaincre Louise. Elle finit par accepter. 

Arrivée aux Pays-Bas, la petite famille est chaleureusement reçue par ses hôtes. Mais quelques détails pas si anodins suscitent le malaise : Les hôtes ont eux-mêmes décidé que la petite Agnès partagerait sa chambre avec le petit Abel en dormant sur un minuscule matelas à même le sol, Patrick insiste pour que Louise mange un bout de viande (d’un très volumineux sanglier) qu’il a cuisiné alors qu’il sait qu’elle est végétarienne, les hôtes épient étrangement leurs invités et se révèlent moins charmants et doux que lors des précédentes vacances … Le comportement du petit Abel est également étrange : il n’a pas de langue et est très renfermé sur lui-même, visiblement à cause d’une maladie.

Si naturellement Louise est crispée et songe rapidement à plier bagage, Bjørn a lui envie de rester. Mais plus le temps va passer plus le couple va être poussé dans ses retranchements par Patrick et Karin qui vont avoir des comportements de plus en plus étranges et dérangeants… 

Si Ne dis rien est si redoutablement efficace, c’est parce qu’il coche toutes les bonnes cases : interprétation au top, suspense psychologique articulé via une écriture machiavélique mais aussi et surtout une mise en scène et un travail sur le son qui accentuent le trouble. 

Dès le départ, la musique est par moments très lourde, volontairement effrayante, sur des images qui n’ont pourtant à première vue rien d’anxiogène. La menace est clairement annoncée mais le spectateur a du mal à deviner de quoi il en retourne et essaie de se repérer avec quelques pistes qui sautent aux yeux comme ce pauvre petit Abel qui ne parle pas. 

De façon assez subtile, le film montre le trouble de Bjørn, homme marié et jeune papa qui à l’évidence n’est pas très bien dans sa vie. Il « ne dit rien » mais quelque chose le ronge dans son quotidien. Et à sa façon d’observer Patrick et de vouloir absolument le revoir et de rester près de lui, on devine une forme de bisexualité (à minima) refoulée. Patrick a l’air de lui rendre son attention par ses regards. Ce jeu de séduction trouble (et au final très très pervers) qui ne dit pas son nom illustre l’emprise que peut avoir un homme sur un autre en jouant des non-dits et des regards.

Presque instantanément Patrick exerce une forme d’emprise sur Bjørn qui emporté par son désir qu’il ne nomme pas et refuse de voir de nombreux indices indiquant que quelque chose cloche chez cet hôte quasi inconnu chez qui il a emmené sa femme et sa fille. Ainsi, quand Bjørn surprend Patrick en train de l’observer dans des moments intimes avec un air un peu inquiétant il ne fait rien… Car il y a ce doute, cette événtualité, que peut-être il est en train de le chercher, que quelque chose pourrait se passer entre eux à un moment. La tension sexuelle qui plane dans l’air entre les deux hommes, et que personne ne remarque, va hélas être le début d’une chute terrifiante pour Bjørn et les siens. 

Son désir refoulé pour Patrick va l’amener à être compréhensif au-delà de la raison et à relativiser les craintes grandissantes et légitimes de sa femme. Jusqu’à quel point peut-on ne rien dire pour se voiler la face, par politesse, par respect pour des personnes qu’on aime ou à qui l’on veut plaire ? 

À la façon d’un Funny Games, le film questionne en profondeur cette notion de politesse, de courtoisie, des bonnes manières et des façons d’être que la société peut nous inculquer. A quel moment décide-t-on que cela va trop loin et qu’il faut dire stop ? Jusqu’où peut-on accepter la domination ? Evidemment, plus Bjørn et Louise vont laisser couler, plus Patrick et Karin vont en rajouter et aller plus loin… jusqu’à la folie et l’horreur. 

Ne dis rien peut se targuer d’avoir l’une des fins les plus traumatisantes vues ces dernières années au cinéma, d’une noirceur et d’une cruauté sans concession, vous êtes prévenus.

Attention spoilers ! J’ai trouvé que l’aspect « crypto gay » du film avait été assez peu abordé dans les critiques et pourtant à mon sens c’est vraiment le déclencheur de toute l’horreur qui arrive. La scène clé lors de laquelle la famille fait demi tour pour aller chercher un doudou en est un certain exemple. Malgré tous les signaux, Bjørn a envie d’être près de Patrick et ne veut pas partir. C’est lui qui décide de retourner dans sa maison contre l’avis assez net de sa femme. Certes on sait que c’est un père attentionné mais il n’y a pas que ça qui lui fait rebrousser chemin. Au début du film on le voit sillonner la ville italienne à la recherche du doudou que sa fille avait déjà perdu. Quand il le retrouve c’est là qu’il rencontre vraiment Patrick qui lui dit que son geste d’avoir été chercher le doudou est « héroïque ». Evidemment que Bjørn repense à cela en faisant demi tour. Et d’ailleurs suite à ce retour une scène dans une voiture où Bjørn et Patrick sont seuls se révèle riche en ambiguïté. 

Un point qui a beaucoup fait réagir les spectateurs est que la famille laisse dans la dernière partie l’horreur se déployer sans se battre. Personnellement cela ne m’a pas choqué. Le « Ne dis rien » du titre est très bien trouvé car il renvoie à tous les non dits qui planent et aux silences imposés. Ne rien dire sur des comportements qui nous dérangent pour rester sympathique et ne pas amener un climat gênant, ne rien dire par peur, ne rien dire parce que l’on ne veut pas blesser ceux que l’on aime, ne rien dire car on n’a plus le choix. 

La terrifiante scène dans la voiture est aussi redoutable que frustrante car en effet les parents ne ripostent pas. Mais on peut trouver plusieurs raisons à cela : ils sont en total état de choc face à l’horreur qui les frappe, Bjørn a été déjà poignardé par Patrick et sait que s’il fait quoi que ce soit il est fini, il porte enfin sur lui la culpabilité d’avoir tout déclenché et pour des raisons qu’il ne peut se résoudre à dire. 

Le film laisse des images fortes, traumatisantes et se hisse sans mal comme l’un des meilleurs films d’horreur de cette décennie. 

Film produit en 2022 et disponible en VOD