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PASSION de Brian De Palma : quand les masques tombent

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Berlin. L’américaine Christine (Rachel McAdams) règne sur l’une des branches d’une multinationale, notamment spécialisée dans la publicité. Depuis 8 mois, elle entretient une très bonne relation de travail avec sa nouvelle recrue, Isabelle (Noomi Rapace). Une relation de travail qui devient de plus en plus intime et troublante.

Ayant l’ascendant sur Isabelle, bien consciente d’être un modèle de réussite pour elle, Christine joue à un drôle de jeu. Alors qu’Isabelle est persuadée d’avoir trouvé une bonne idée pour un budget important, elle l’envoie à Londres la présenter. Dirk (Paul Anderson), petit ami lubrique de Christine, l’accompagne. L’opération est un succès et Isabelle couche avec Dirk.

De retour à Berlin, elle reste sans voix quand Christine annonce au client anglais que l’idée était d’elle et qu’elle avait briefée Isabelle pour la présentation. Une manigance afin d’obtenir un poste plus haut placé à New York. Elle apprend également plus tard que Christine ne l’avait pas envoyée à Londres car elle croyait en elle mais avant tout parce qu’elle voulait rester en ville pour voir l’un de ses amants. Comprenant peu à peu que sa supérieure n’est pas l’amie particulière qu’elle fait semblant d’être mais la considère comme une vulgaire marionnette, Isabelle se sent perdue.

Son assistante, la très loyale Dani (Karoline Herfuth), la pousse à s’affirmer davantage voire à prendre sa revanche. Ce que finit par faire Isabelle en doublant à son tour Catherine et en se réappropriant son idée de campagne. Alors que la direction la félicite et laisse entendre à Christine que ses projets à New York sont en suspens, cette dernière voit rouge.

La guerre est déclarée et Christine transforme le quotidien d’Isabelle en véritable cauchemar, entre harcèlement moral et humiliation publique. A bout, Isabelle se laisse peu à peu envahir par de sombres pulsions …

passion film brian de palma

Brian De Palma livre avec Passion un étonnant remake du film Crime d’amour d’Alain Corneau. Ce dernier, bourré de fautes de goûts et de maladresses (notamment l’interprétation calamiteuse de Ludivine Sagnier qu’on aime pourtant beaucoup ici), constituait pourtant un énorme plaisir coupable. On était donc curieux de voir ce qu’allait en faire De Palma, lui qui dans des films comme Pulsions ou Body Double se plaisait déjà à jouer avec le kitsch ou le vulgaire en les mêlant à un certain lyrisme.

La première partie du film surprend : elle est assez sage et très fidèle au film de Corneau. Dans un Berlin froid et moderne, nous suivons l’étrange relation professionnelle et personnelle qu’entretiennent Christine et Isabelle. Changement important (et bien pensé) : le personnage de Christine est cette fois interprété par une actrice ayant plus ou moins le même âge que celui d’Isabelle (dans Crime d’amour, c’était Kristin Scott Thomas). Cela change la donne car on sent nettement plus de trouble de la part d’Isabelle quand Christine joue avec elle ou lui fait des avances. Et forcément il est encore plus facile pour Isabelle de s’identifier, d’admirer celle qui constitue pour elle un modèle de réussite. La première partie est également pourvue d’une véritable tension sexuelle (Rachel McAdams est particulièrement hot et le personnage de son petit ami Dirk, campé par Paul Anderson, sent le sexe et la testostérone à des kilomètres). Côté interprétation, même si son jeu est loin d’être parfait, Noomi Rapace s’en sort nettement mieux que Ludivine Sagnier dans la peau d’Isabelle, pour laquelle on ressent du coup beaucoup plus d’empathie. Enfin, dès son ouverture sur la pomme croquée d’Apple, le film livre une réflexion sur les images, qui seront au centre du film (le téléphone portable dans la poche arrière du jean de Dani qui permet à sa détentrice de voir les réactions des gens s’arrêtant sur son fessier / les ébats entre Isabelle et Dirk que filme au portable ce dernier / la vidéo de surveillance de l’entreprise qui capture le moment d’hystérie d’Isabelle / les images volées de Dani…).

Les images et la technologie se retrouvent au centre des jeux de pouvoir et de manipulation. On pourrait arrêter là la comparaison entre les deux films tant la deuxième partie se démarque de son modèle original. En effet, à partir du moment où Isabelle se révèle être à bout, le ton du film change complètement. De Palma retrouve le style affirmé de ses thrillers érotiques et se met à jouer avec nous, s’amusant à nous perdre entre rêve et réalité, vrai et faux.

La figure du masque , accessoire sexuel utilisé par Christine et Dirk lors de leurs ébats, sera utilisé au moment du crime. Le film interroge sur les masques que nous avons tous, nos différents rôles. Isabelle donne à Christine l’image d’une employée admirative, loyale et presque soumise. Aucun doute sur le fait qu’elle rêve d’être comme elle. Le fait qu’elle couche avec Dirk nous montre déjà que son rapport à Christine est loin d’être si sain. Quand elle découvre que Christine la manipule, elle révèle alors une autre facette de sa personnalité. La petite femme fragile se transforme en manipulatrice. Et quand Christine la pousse à bout, elle se mue en meurtrière, se servant de son intelligence et de sa créativité pour établir ce qu’elle pense être le crime parfait.

En devenant une garce calculatrice, Isabelle ne se contente ainsi pas de singer sa supérieure, elle va bien plus loin. Mais pourra-t-elle si facilement s’en tirer ? Le personnage secondaire de Dani tombe le masque dans la dernière partie. L’assistante d’Isabelle se révèle elle aussi prête à tout pour ne pas se faire marcher sur les pieds, pour ne pas être qu’un jouet, professionnellement comme sentimentalement parlant. Finalement, la garce Christine est la plus « normale » des trois. Car une fois le masque de l’executive woman enlevé, elle apparaît plus vulnérable, se laissant dominer par ses pulsions sexuelles, finalement soumise à son désir dévorant de vouloir toujours tout contrôler, gagner, séduire.

Qu’on se le dise : dans Passion les apparences sont trompeuses. La patronne qu’on admire peut se révéler n’être qu’une égoïste qui nous instrumentalise, l’homme qui nous courtise peut nous envoyer balader à la première occasion pour servir ses propres intérêts, l’attirance laisse la place au dégoût, l’amour à la haine…

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Le monde du travail se révèle ici impitoyable, il est le théâtre des pires coups bas et humiliations. Mais l’amour et le désir donnent aussi lieu à des jeux de pouvoir qui font tourner la tête. Les rapports entre les personnages sont tous ambigus, propices à la suspicion, à la contradiction. On peut très bien manipuler des collègues, des clients, des amis, des amants, même parfois la justice, mais il se révèle bien plus difficile d’être en accord avec soi-même. A force de se laisser guider par ses pulsions les plus sombres, de se convaincre qu’elle est assez intelligente pour finalement tout s’autoriser, Isabelle se livre à un jeu possiblement dangereux avec elle-même. Et elle aura vite fait de se retrouver prise à son propre piège.

Brian de Palma garde de Crime d’amour son côté plaisir coupable, particulièrement jouissif. Il le renforce même. Le film tient très bien en haleine, surprend, excite. Et de l’oeuvre originale, il parvient à gommer les plus grandes lourdeurs et faussetés. Mais surtout, plus Passion avance, plus il se fait ludique, plus il s’amuse à nous perdre, à nous montrer comme les images peuvent fausser notre jugement, nous amener à revoir nos certitudes. En témoigne un final ouvert aux interprétations . Le réalisateur s’est vraiment réapproprié l’intrigue, y greffant ses obsessions, ses références. Passionnant de bout en bout.

Film sorti en 2013 et disponible en VOD

Je me permets de mettre ici mon interprétation personnelle du film. Quand on en sort, impossible de ne pas se poser pleins de questions face au final. De mon point de vue, à partir du moment où Isabelle passe à l’acte, il se passe quelque chose en elle. Elle cède à ses pulsions, à l’obscurité, réalise ce qu’elle pense être le crime parfait. Pour le finaliser, elle a recours à l’aide de son assistante dévouée, Dani.

Parvenant à faire accuser Dirk, et prenant ainsi sa revanche sur lui, qu’elle aimait et qui l’a délaissée et trahie, elle sort de prison et occupe le poste que tenait Christine. Alors qu’elle calque sa relation avec Dani sur celle que Christine entretenait avec elle, Isabelle réalise que, comme elle, Isabelle n’est pas si stupide et certainement pas docile. Ainsi, quand elle refuse les avances de Dani et la prend de haut, cette dernière lui révèle qu’elle a en sa possession, entre autres, les images du meurtre de Christine et la fait chanter. Isabelle se voit contrainte de coucher avec elle.

Suit ce qui pour moi constitue un rêve : la scène d’enterrement de Christine durant laquelle Isabelle et Dani découvrent que la défunte avait bien une sœur jumelle. Plus tard, Isabelle est réveillée (faux réveil, nous sommes toujours dans le rêve) par le portable de Dani qui contient le fichier des vidéos qui pourraient la compromettre. L’appel est un appel inconnu. Alors que Dani se réveille à son tour et veut empêcher Isabelle d’effacer les vidéos, Isabelle la cloue au sol et l’étouffe. Mais le pied de Dani touche le bouton qui envoie la vidéo à l’inspecteur Bacht, présent dans l’immeuble, un bouquet dans les bras, venu s’excuser d’avoir incriminé à tort Isabelle. Paniquée, Isabelle ouvre la porte et la sœur jumelle de Chrstine apparaît, prête à la tuer. Isabelle se réveille en sursaut. C’était donc bien un rêve.

Dani est étalée au sol, morte. Il m’a semblé que la scène de l’enterrement était un rêve car l’inspecteur Bach, présent, finit par dire qu’il a oublié de s’excuser auprès d’Isabelle et on le voit ensuite apporter un bouquet de fleurs. Hors, dans la scène juste avant, Isabelle parlait à Dani de Bacht en lui racontant qu’il était venu s’excuser avec un bouquet. A mes yeux, la scène du téléphone qui sonne est fantasmée, elle est une vision déformée de l’assassinat de Dani par Isabelle, qui ne nous aurait pas été réellement montrée. Le cauchemar témoigne de la culpabilité d’Isabelle, de son désir refoulé pour Christine, du fait que désormais elle n’a plus de motif ou de plan pour justifier le crime qu’elle vient de commettre : le meurtre de Dani.

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3