CINEMA
PERSONAL SHOPPER de Olivier Assayas : fantômes
Maureen (Kristen Stewart), jeune américaine vivant à Paris, travaille comme personal shopper pour une personnalité de la mode, Kyra (Nora Von Waldstätten). Ses journées consistent à aller chercher des tenues et accessoires dans des grandes maisons ou boutiques, les sélectionner, les déposer à la belle et veiller à ce que tout soit plus ou moins remis en temps voulu. Baignant dans un monde qui brille sans en être, servant une femme qu’elle ne fait que croiser partiellement et qui la traite sans réel respect, Maureen s’ennuierait presque. Ce job lui permet de rester dans la capitale et de poursuivre une quête très personnelle.
Il y a plusieurs semaines, son frère jumeau, Lewis, est mort suite à une malformation qu’elle a également. Tous deux médiums, ils s’étaient jurés de s’envoyer un signe si l’un d’entre eux venait à mourir. Alors Maureen attend, passe quelques nuits dans la grande maison vide où il résidait, espérant pouvoir établir une communication avec son esprit. Entre solitude et effroi, elle perd peu à peu pied.
Les choses se compliquent lorsqu’elle reçoit sur son téléphone portable des SMS en rafale provenant d’un numéro inconnu. L’expéditeur refuse de dévoiler son identité et l’entraîne dans un jeu vertigineux…
Après le très beau Sils Maria, Olivier Assayas retrouve Kristen Stewart pour Personal Shopper, film ample et hybride à l’atmosphère hautement fantomatique. C’est peu dire que l’actrice est ici au centre, filmée, désirée, fétichisée. Renversante et subtile, Stewart oscille en permanence entre masculinité et féminité, feu et glace, contrôle et abandon. Les thématiques du métrage sont nombreuses et celle qui ressort le plus est celle, plurielle, de l’invisibilité. Maureen espère entrer en contact avec le fantôme de son défunt frère mais se retrouve confrontée à des esprits inattendus et possiblement malveillants. Ces fantômes-là sont les plus évidents mais il y en a beaucoup d’autres.
Ce qu’Olivier Assayas aborde et raconte, c’est comment nous sommes tous devenus des fantômes en quelque sorte. Maureen est la petite main invisible de la belle et assistée Kyra. Elle s’occupe « des choses pratiques dont elle ne peut s’occuper », choisit ses tenues pour elle, passe et de temps en temps squatte son bel appartement où elle n’a pas sa place. Parfois on lui propose de tester les tenues ou les chaussures. Tentant mais la petite assistante sait qu’elle n’a pas le droit, que Kyra ne veut pas. Tout ce faste, qu’elle observe froidement et désire en même temps, n’est pas pour elle. Kyra, mariée, entretient une liaison secrète avec Ingo (Lars Eidinger), un homme en costard irrésistiblement attiré physiquement par elle mais contraint de rester dans l’ombre, invisible. Les relations que Maureen a avec les gens sont toutes dématerialisées : son copain est dans un autre pays, ils parlent par Skype. Elle travaille pour Kyra mais dans 90 % des cas leurs échanges se font à base de mots laissés sur la table ou d’appels téléphoniques. La culture, le savoir, s’appréhendent dans un train ou des transports en commun, sur une tablette ou un écran de téléphone. Le personnage principal évolue dans une réalité presque totalement dénuée de matière, de corps. Parler à des esprits dans ce contexte n’aurait presque rien d’exotique.
Assayas ne livre peut-être pas là de prime abord son oeuvre la plus aboutie ou la mieux tenue mais indéniablement l’une des plus fascinantes et troublantes. Il fait à plusieurs reprises basculer le récit, oppose les genres, déploie des atmosphères qu’on penserait contraires mais qui finissent par former un ensemble envoûtant. Les premiers passages dans « la maison hantée » sont d’une étrangeté très particulière. La façon de filmer le quotidien de l’héroïne baignant dans un spleen permanent a quelque chose de bouleversant. A mi-chemin, alors que de mystérieux SMS font irruption, Personal Shopper bascule dans une sorte de thriller psychologique nerveux et angoissant. Si le mystère est présent dès le départ, il n’a de cesse de se transformer, de prendre de nouveaux visages. Agacée, effrayée et excitée, Maureen s’abandonne à cette correspondance vénéneuse, flirtant avec « l’interdit ». Y a-t-il une chance que ces SMS proviennent de Lewis ? Elle n’y croit pas vraiment et nous non plus. Mais difficile de résister à la force invisible des mots et des énigmes. Elle plonge, se met en danger, joue à devenir ce qu’elle est ou à mimer ce qu’elle n’est pas. Elle s’abandonne à l’invisible, dans une sorte de vertige paradoxal, pervers, érotique. S’oublier, se laisser aller, jouer avec les fantômes, échapper à l’étrangeté de la vie, à son abstraction et ses flous…
Jusqu’à une dernière partie un poil plus maladroite et apte à décontenancer par son refus de tout expliquer, Assayas brouille les pistes, laisse des trous, hante avec des ellipses. On ne peut pas tout comprendre, on ne pas tout voir ni tout avoir. Reste cette drôle de sensation à la sortie de séance, du vertige -encore-, un malaise -aussi-, des sentiments -profonds. Comme la trace d’un grand film.
Film sorti en 2016 et disponible en VOD