CINEMA
REBECCA de Alfred Hitchcock : l’ennemie invisible
A Monte Carlo, un homme, beau et mystérieux (Laurence Olivier), semble attiré par le vide. Une jeune femme (Joan Fontaine) se permet de lui adresser la parole, inquiète.
Ils se reverront plus tard, dans un grand hôtel. La jeune femme est « la demoiselle de compagnie » d’Edythe Van Hooper, une vieille bourgeoise pas facile à supporter. L’homme mystérieux est Maxim De Winter, le lord propriétaire du château de Manderlay.
Tandis que Madame Van Hooper cherche à tout prix à gagner sa sympathie, le séduisant De Winter préfère passer du temps, plus ou moins en cachette, avec sa demoiselle de compagnie, à la fraîcheur et la sincérité revigorantes. Cette dernière avoue vivre les plus beaux jours de sa vie avec cet homme qui a tout du prince charmant…même s’il traîne un passé très douloureux. En effet, il a perdu il n’y a pas si longtemps sa femme Rebecca, retrouvée noyée.
Alors que Madame Van Hooper décide d’achever son séjour à Monte Carlo, son « assistante » est plus qu’attristée à l’idée de dire au revoir à Monsieur De Winter. Surprise : ce dernier la demande en mariage et souhaite l’amener avec lui à Manderlay ! Elle n’hésite pas une seconde. Ils se marient sans grande cérémonie, dans l’urgence, et partent vers leur « royaume ». Tout commence comme un conte de fées : l’homme blessé qui retrouve goût à la vie, la jeune fille pauvre qui trouve son prince…mais il ne faudrait pas oublier que le prince était encore marié il n’y a pas si longtemps.
A peine arrivée à Manderlay, la « nouvelle Madame De Winter » voit son enthousiasme rattrapé par une certaine angoisse. Elle découvre un château trop grand pour elle, est terrorisée par la maîtresse de maison, Madame Danvers (Judith Anderson), qui lui fait sentir en un regard qu’elle n’a pas sa place au milieu de tout ce faste. Madame De Winter deuxième du nom se sent illégitime et malgré ses efforts va avoir l’impression de ne jamais pouvoir devenir une lady. Tous les jours, elle se retrouve confrontée au souvenir de Rebecca que tout le monde semblait admirer. Elle était magnifique, elle avait de la classe, de l’éducation, des amis prestigieux, de la conversation. Comment arriver à se faire sa place ? Est-ce que Maxim ne l’a pas épousée juste pour tromper son ennui ? Notre nouvelle Madame De Winter perd de plus en plus le peu de confiance qu’elle avait en elle et réalise que Madame Danvers, inconsolable depuis la mort de Rebecca, veut clairement lui mettre des bâtons dans les roues. Tiendra-t-elle le coup ? Parviendra-t-elle à vaincre le fantôme de sa rivale ? Petit à petit, alors que l’ambiance se détériore, que l’atmosphère se fait étouffante, des secrets se dévoilent…
Magnifique, puissant, intemporel…Aucun mot n’est assez pour qualifier ce chef d’œuvre total qui nous emporte du début à la fin dans un torrent d’émotions. Rebecca est un must absolu pour tout amateur du cinéma d’Hitchcock ou de Cinéma (avec un grand « C ») tout court. Impossible de ne pas s’identifier au personnage campé par Joan Fontaine, si douce, si fragile. Tout commençait si bien, comme un conte de fées. Adieu l’horripilante Madame Van Hooper, bonjour la vie de château ! Sauf que quand les petites filles rêvent de leur prince charmant, elles oublient que vivre à côté d’un homme pareil, ça se mérite. Maxim De Winter est si beau, si charmant, si « tout », que forcément on attend de sa compagne qu’elle soit splendide et hors du commun. Mais notre Cendrillon a ici bien du mal à saisir les codes d’un monde qu’elle n’a jamais connu. Comment se conduire avec les employés de maison ? Quel style vestimentaire ou coiffure adopter ? Quelle attitude avoir face à un mari si convoité, estimé ? La « nouvelle Madame De Winter » a bien du mal à se sentir légitime, à assumer son statut. Preuve en est cette scène à la fois drôle et cruelle où elle décroche le téléphone et répond que « Madame De Winter est morte » quand on lui demande à lui parler. Elle ne réalise pas son ascension sociale fulgurante.
Au château, tout le monde ne parle que de Rebecca, surtout Madame Danvers. Et la comparaison fait mal. Rebecca avait une immense chambre (qui est restée là, inchangée, fermée à clé), et la nouvelle Madame De Winter a hérité d’une pièce plus sobre. Rebecca passait des heures à entretenir ses prestigieuses correspondances alors que celle qui lui succède n’a aucun véritable ami. Rebecca avait une garde robe de folie et faisait toujours sensation quand sa « remplaçante » n’est même pas apte à adopter une coiffure convenable. Le complexe d’infériorité se développe de plus en plus, suscitant le malaise. La nouvelle épouse de Maxim ne se sent pas à sa place, apparaît comme une enfant perdue, qui lorsqu’elle casse un bibelot le cache dans un tiroir, de peur de se faire gronder par « la gouvernante ». Madame De Winter « bis » ne fait et ne fera sans doute jamais le poids. Elle attend, souvent en vain, que Maxim lui dise, lui prouve, qu’elle a sa place dans cette nouvelle vie.
Hitchcock, qui adapte ici l’œuvre de Daphné Du Maurier, instaure rapidement un climat oppressant et parvient à matérialiser le fantôme de Rebecca sans que celle-ci n’apparaisse jamais. Le fantôme de la lady irréprochable, parfaite, plane sur chaque objet, chaque pièce du château et à chaque fois que quelqu’un l’évoque, c’est un coup de poignard. Son grand « R » est encore sur la broderie maison, tel un sceau indélébile. Il est déjà parfois difficile de se mesurer à l’ex de celui qu’on aime alors combattre le souvenir d’un être cher ,mort, perdu à jamais, c’est pire que tout. Ne reste plus qu’à détester un fantôme, une image, pour mieux en arriver à se détester soi-même…
D’une cruauté extrêmement subtile, le réalisateur parvient totalement à développer le malaise, à creuser une sorte de confrontation malsaine car impossible entre deux femmes ayant épousé le même homme. L’occasion pour Hitchcock de nous livrer une nouvelle variation sur le double.
Mais surtout, Rebecca est une œuvre sur le fantasme. Le fantasme d’une pauvresse qui se réalise dans la douleur. Le fantasme de Madame Danvers si dévouée au souvenir glorieux de son ancienne maîtresse que cela en devient effrayant. Le fantasme que l’on a tous du couple idéal et qui nous renvoie à une profonde impuissance, celle d’exister en s’acceptant sans forcément être à la hauteur du rêve.
Et si tous les complexes de la nouvelle Madame De Winter étaient vains ? Et si Maxim l’aimait telle qu’elle est vraiment ? Les apparences sont trompeuses et petit à petit le vernis craque, la face sombre de Rebecca se révèle, laissant se profiler une libération, l’acceptation de soi.
Il y a dans ce film un côté « conte philosophique », parfaitement intégré dans une intrigue mêlant déjà portrait de femme fragile, romance, puis thriller. La nature manipulatrice, abjecte, de Rebecca révélée, les ennuis ne s’arrêtent pas pour autant. On ne se débarrasse pas d’une sorcière aussi facilement. Un autre cadavre apparaît, Madame Danvers devient diabolique, possédée (inoubliable scène où elle tente de pousser au suicide celle qu’elle estime être « la rivale de Rebecca », donc la sienne). Un film de fantôme grandiose, où chaque scène brille par son intensité, épate par la force provenant des objets, des gestes, des regards, des mots mais aussi de nombreux non-dits, de violences sourdes. En bref, un chef d’œuvre inoubliable, à voir et revoir…Et puis bon, Laurence Olivier n’a jamais été aussi beau.
Film sorti en 1947. Disponible en DVD et VOD