FICTIONS LGBT
SAINT LAURENT de Bertrand Bonello : le prisonnier
Après le biopic sentimental de Jalil Lespert, Bertrand Bonello propose un nouveau portrait de Yves Saint Laurent avec un film indéniablement plus cinématographique et ambitieux. Quitte à être un peu moins grand public, le projet propose une plongée plus « mentale » dans l’univers du célèbre styliste. Focalisée sur la période de 1965 à 1976, l’intrigue se révèle faussement linéaire et nous donne l’impression de vivre des moments clés de la vie de Saint Laurent comme si nous étions à ses côtés, en épousant son point de vue. On découvre ainsi les coulisses, les petits artisans qui ont trimé pour établir la légende, toutes les femmes qui ont accompagné et inspiré le créateur, l’euphorie des premiers succès, le malaise d’être consacré très (trop) tôt, avec la sensation de tout avoir et de ne plus pouvoir attendre grand chose.
Jeune, beau, talentueux, riche : Saint Laurent voit presque tout lui réussir et peut compter sur son compagnon Pierre Bergé pour assurer ses arrières, se dépasser. Mais ce qui était à la base une passion, un geste revendiqué comme artistique, s’est avec le temps transformé en un business aux gros enjeux, en une marque ultra déclinée échappant à son propre contrôle.
Yves Saint Laurent est montré comme un enfant gâté qui vit coupé de la réalité. Il aimerait s’amuser, créer sans avoir de comptes à rendre, sans dates butoires, sans stress. Faire la fête avec ses copines ou savourer le fait de ne rien faire… Ayant grandi trop vite, il semble fuir les responsabilités, donne l’impression d’être constamment au bord d’un précipice. Et si tout s’arrêtait ? Dans le fond, l’idée peut être séduisante… Mais chaque saison tout recommence, une véritable machine infernale. Et tout le ramène toujours à son travail : son partenaire de vie gère ses affaires et joue au papa, ses amies évoluent dans sa sphère professionnelle… Pour se distraire, s’échapper, le petit génie cède alors à l’appel de l’auto destruction : il prend de la drogue, développe une addiction aux cachets, entretient une liaison dévorante avec le séduisant toy boy de Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher (Louis Garrel)…
Extrêmement dense, cette œuvre à part entière de Bertrand Bonello parle à la fois de l’acte créatif, de la transformation de l’art en une marque, du vertige d’un jeune homme transporté et prisonnier de son génie, d’une époque révolue, du caractère implacable du temps qui passe… On passe d’une année à une autre, on y revient, le portrait établi est à la fois morcelé et cohérent, comme un grand puzzle dont chacun pourra tirer ce qu’il veut. Malgré la singularité de son sujet, le film a quelque chose d’universel, est beau et complexe alors qu’il retrace l’histoire d’une vie exceptionnelle et de la vie tout court. Une existence comme un drôle de voyage avec ce qu’il faut de drôlerie, de folie, de succès et de chutes, de rêves éveillés et de disparitions…
La réussite artistique est indéniable : si l’ensemble connaît de toutes petites baisses de régime côté rythme, on est emporté par les destin hors du commun de ce créateur révélé ici avec ses ambiguïtés, ses zones d’ombres. Saint Laurent apparaît ainsi ici comme pas forcément sympathique, parfois très dur, toxique, mais aussi humain… La mise en scène, jamais trop appuyée mais pas moins inspirée (le split screen défilé / images documentaires ; les plans « à la Mondrian »…), donne l’impression de naviguer dans une existence irréelle, entre rêve et cauchemar clinquant. Et l’interprétation est irréprochable : Gaspard Ulliel trouve enfin un rôle qui fait exploser son talent de comédien, les seconds rôles féminins, à la fois discrets et omniprésents, sont campés avec grâce, Louis Garrel est irrésistible en amant joueur. Le film laisse quelque chose de très singulier. Beaucoup d’impressions qu’on ne parvient pas forcément à qualifier, des sensations, des flashs, des images… Envoûtant.
Sorti en salles en 2014. Disponible en DVD et VOD