CINEMA
SECONDS – L’OPÉRATION DIABOLIQUE de John Frankenheimer : refaire sa vie
Arthur Hamilton (John Randolph) est un homme vieillissant qui n’a pas vraiment de quoi se plaindre. Il a un bon travail, une femme, une fille, une belle maison, un petit yacht pour les vacances l’été… Depuis quelques temps, il reçoit des coups de fil énigmatiques d’un homme qui prétend être Charlie, l’un de ses amis les plus proches. Sauf que Charlie est censé être mort. Face à l’insistance des appels qui frôlent le harcèlement, l’homme ne sait plus quoi faire. Charlie, ou celui qui se fait passer pour lui, l’incite à se rendre à un mystérieux rendez-vous qui pourrait changer sa vie. Sujet à une légère dépression et curieux de découvrir ce qui se cache derrière tout cela, Hamilton finit par aller à l’adresse qu’on lui a indiqué.
Le lieu est une simple blanchisserie. On le redirige vers une sorte de boucherie avant de l’entraîner dans un grand immeuble. C’est là que lui est proposé un curieux contrat : contre une somme importante, Hamilton est invité à mettre fin à ses jours sous son identité courante pour recommencer une vie nouvelle sous les traits d’un autre, plus jeune et séduisant. Il ne sait pas quoi répondre face à cette offre pour le moins étrange. Souhaite-t-il vraiment effacer tout ce qu’il a accompli jusqu’alors, tirer un trait sur sa famille ? On ne lui laisse pas vraiment le choix en le manipulant psychologiquement et en le soumettant à un chantage. Il signe.
Après une extraordinaire intervention chirurgicale, Hamilton se réveille dans un nouveau corps, celui d’un homme au top de sa beauté (Rock Hudson – on ne pouvait imaginer mieux !). Il s’appelle désormais Tony Wilson, et est envoyé en Californie pour une vie préfabriquée dans laquelle il sera un artiste peintre confirmé, disposant d’une somptueuse demeure. Ce qui aurait pu être un nouveau départ, avec notamment la rencontre d’une belle inconnue, se transforme peu à peu en cauchemar…
Adapté d’un roman de David Ely, L’opération diabolique (Seconds en VO) détonne fortement avec ce que l’on voit habituellement du cinéma américain des années 1960. Le réalisateur John Frankenheimer instaure un univers visuel oppressant traduisant dans un premier temps les sentiments de mal-être et de menace qui encerclent le personnage de Arthur Hamilton. Arrivé à un certain âge, alors que les cadeaux de la vie semblent davantage derrière que devant soi, on a vite fait de succomber à une crise. Hamilton n’est pas bien dans ses pompes, regrette de ne pas avoir davantage de nouvelles de sa fille depuis qu’elle s’est mariée, s’épanouit sans plus dans son travail banal. Le temps de la passion et de la séduction sont lointains, les belles promesses pour l’avenir rares.
Il se laisse alors embobiner par une entreprise que l’on devine peu scrupuleuse (notamment dans sa façon de « recruter » elle-même ses clients avec des méthodes psychologiquement violentes et menaçantes) qui lui propose une « deuxième vie ». Une fois transformé, devenu Tony Wilson, tout semble possible. Sa nouvelle maison est plus grande et luxueuse, il peut se consacrer à la peinture, séduire qui il veut avec sa belle gueule. Mais l’étrange sensation de ne pas être dans son propre corps le déstabilise.
Même en changeant d’apparence, d’âge, de ville, de travail, le mal-être subsiste et la peur d’avoir commis l’irréparable ronge. La mise en scène est vertigineuse, mettant parfois les nerfs du spectateur à rude épreuve. On se laisse emporter dans ce qui ressemble à un trip, entre une fête primitive et orgiaque, une soirée mondaine très alcoolisée qui se mue en enfer. C’est visuellement puissant et très intrigant même si inconfortable. Le propos se fait de plus en plus limpide : on voit ici toutes les conséquences du capitalisme, l’enfer de l’existence de la majorité des hommes qui se laissent formater par la société et ce qu’elle attend de ses bons petits soldats. Vouloir avoir toujours plus, refuser de vieillir, toujours se demander si l’on ne peut pas avoir mieux ailleurs ou avec quelqu’un d’autre plutôt que d’essayer de profiter du réel, des sentiments sincères…
Si l’on note un certain problème de rythme et un climat pour le moins déprimant, L’opération diabolique, cauchemar existentiel mis en image, marque les esprits, pose des questions intimes, universelles et nécessaires. Une expérience de cinéma pour ceux qui n’ont pas peur de s’abandonner face à des œuvres exigeantes.
Film sorti en 1966 et disponible en VOD