CINEMA
TANT QU’IL Y AURA DES HOMMES de Fred Zinnemann : armée et sentiments
Robert Lee Prewitt (Montgomery Clift) est transféré à la caserne de Schoefield dans les îles Hawaï. Dès son arrivée, le capitaine Holmes, au fait de ses talents de boxeur, lui fait comprendre que s’il monte sur le ring pour défendre l’honneur de son régiment, il ne lui sera pas difficile de gravir rapidement les échelons. Mais Prewitt a rendu un homme aveugle lors d’un précédent combat et s’est depuis juré de ne plus jamais pratiquer ce sport. Malgré l’insistance du capitaine et de ses camarades, il n’aura de cesse de refuser de reprendre le combat.
Homme loyal, soldat exemplaire, il va devenir le souffre douleur de ses supérieurs en conséquence de ce simple refus. Qu’importe : Prewitt accepte toutes les corvées sans se décourager. Il peut compter sur l’amitié d’Angelo Maggio (Frank Sinatra), un des rares à l’avoir accueilli directement sans préjugés. Le Sergent-Chef Milton Warden (Burt Lancaster) l’a également plutôt à la bonne mais malgré sa sympathie à son égard, il laisse trop souvent Holmes lui marcher sur les pieds.
C’est que Milton Warden tient à ne pas se faire remarquer : il a entamé une liaison passionnée avec la femme du Capitaine Holmes, Karen (Deborah Kerr). Cette dernière retrouve enfin l’amour après avoir été maintes fois humiliée et trompée par celui auquel elle est malheureusement liée.
Très vite, la situation se complique : Karen aimerait que Milton change de grade pour fuir avec elle. Mais ce dernier peine à prendre sa décision. Le souffre-douleur Prewitt succombe lui aussi à l’appel de l’amour en tombant sous le charme d’une certaine Lorene (Donna Reed), croisée dans une sorte de maison close. Lorene, qui en réalité s’appelle Anna, aspire à une vie rangée, loue ses bons services en espérant mettre assez d’argent de côté pour devenir une femme « bien comme il faut ». Elle n’est pas certaine de vouloir finir sa vie avec un soldat.
Les amours des hommes de l’armée forment des sortes de parenthèses, pas toujours aussi heureuses qu’espérées, à une vie quotidienne faite de rapports de forces et de jeux de pouvoirs. La violence perverse qui persiste dans la caserne finit par peser sur les épaules de tout le monde. Mais les problèmes personnels auront vite fait de passer au second plan…
Adaptation d’un roman de James Jones, Tant qu’il y aura des hommes (From here to eternity en VO) fait partie de ces films classiques à l’ambiance étrange, au genre flou, traversés par des personnages pleins de fêlures et de zones d’ombres. Film sur l’armée autant que drame romantique, adoptant parfois des allures de film noir, l’ensemble intrigue constamment et ne manque pas de surprendre (en témoigne le dernier quart d’heure où la guerre se déploie sans qu’on l’ait vue venir).
La finesse de l’écriture s’impose et permet de dessiner des personnages complexes. Véritable héros du film, Prewitt, campé avec beaucoup de douceur et de sensibilité par Montgomery Clift, est bien moins lisse qu’il n’y paraît. Derrière ses airs clean, son côté droit, son courage, se cache un homme blessé, rongé par la culpabilité, lancé dans une sorte de quête de rédemption désespérée. Mais c’est surtout un homme particulièrement engagé. Sincère dans ses sentiments pour Anna / Lorene, il ne pourra tourner le dos à l’armée pour mener une existence tranquille avec elle. L’armée envers et contre tout, malgré ses souffrances, ses injustices, ses horreurs.
Le personnage secondaire de Maggio, campé par le chanteur Frank Sinatra dans un registre pour le moins inattendu, montre bien à quel point les soldats peuvent être cruels entre eux. Victime de l’animosité d’un autre soldat, il se retrouvera livré à lui suite à un moment d’égarement. L’ennemi deviendra son bourreau jusqu’à la mort. Autant dire que si Prewitt ne monte pas sur le ring, il n’en a pas nécessairement besoin pour assister tous les jours à un véritable combat dans une caserne où les égos et les frustrations provoquent souvent le pire. Il y a tout le film durant un goût de désillusion, de fatalité. Le segment consacré au Sergent-Chef Milton Warden et à sa maîtresse Karen en est le parfait exemple. Ils finissent rapidement par s’aimer mais en même temps par ne plus se supporter. Comme si le rêve ne pouvait que forcément laisser place à l’amère désillusion. La réalité des hommes et du monde finit toujours par s’imposer.
Des hommes emportés et rongés par leur engagement, des femmes qui restent sur le carreau en caressant le rêve de jours meilleurs : Tant qu’il y aura des hommes est une œuvre teintée de mélancolie, à la fois belle et triste, passionnée et violente. Doté d’une mise en scène jouant d’une certaine lenteur mais ne se refusant pas de beaux moments d’éclat (la mythique scène sur la plage fait bien partie de ces images de cinéma que l’on n’oublie pas), le film de Fred Zinnemann malmène ses protagonistes à fleur de peau et ne lésine pas sur des retournements dramatiques très bien menés. Fort et implacable.
Film sorti en 1953 et disponible en VOD