CINEMA

THE SWIMMER de Frank Perry : l’homme qui coule

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Connecticut. Ned Merrill (Burt Lancaster) surgit de la forêt, en maillot de bain, et s’offre une petite baignade dans une piscine. Alors qu’il se retrouve nez à nez avec les propriétaires, logiquement surpris, ces derniers lui réservent un accueil plutôt chaleureux. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient plus vu Ned, résidant dans les environs, voisin visiblement aimé et respecté. Ils font la conversation mais l’invité imposé semble ailleurs. Il regarde le paysage et se laisse séduire par l’idée farfelue de rentrer chez lui « à la nage », en faisant divers arrêts dans les piscines de toutes les propriétés du coin. Une lubie qui inquiète quelque peu ses hôtes. Qu’importe : le bel homme, à la cinquantaine très athlétique, va poursuivre son objectif, allant de piscine en piscine.

L’occasion pour lui de recroiser de vieux voisins, heureux ou agacés de le retrouver après son énigmatique absence. S’il répète que tout va bien pour lui, que sa femme Lucinda l’attend à la maison et que ses petites filles jouent au tennis, Ned ne semble pas tout à fait net. On sent que les personnes qu’ils croisent finissent presque toutes par le trouver préoccupant. Quand il parle de sa famille, certains tiquent ou tentent de lui faire comprendre que tout n’est pas aussi rose que ce qu’il semble s’obstiner à croire. Petit à petit, le nageur va être confronté à un passé qu’il fuyait. Douche froide de la vie…

the swimmer frank perry

Adaptation d’une nouvelle de John Cheever, sortie en 1968 après divers problèmes de production et de tournage (le film effrayant les producteurs par ses parti pris audacieux et son abstraction, certaines scènes auraient été tournées par Sidney Pollack) , The swimmer est une pépite du cinéma américain, une œuvre pop et mélancolique d’une folle poésie. Burt Lancaster, magnifique, y campe le personnage de Ned Merrill, en maillot de bain du début à la fin du métrage.

En apparence, tout semble parfait : Ned est rayonnant et bronzé, les environs sont constitués de multiples villas avec piscine où des couples sirotent des cocktails ou organisent des garden parties. Les gens sont presque tous ravis de retrouver un voisin qui avait apparemment disparu de la circulation depuis quelques temps. Il fait beau, l’image est colorée, la musique élégante. Mais la caméra, qui s’attarde sur les visages inquiets des « amis » de Ned et sur le regard perdu de ce dernier, laisse entendre que quelque chose cloche. Comme un enfant, l’homme entreprend de rentrer chez lui à la nage, squattant les piscines de vieilles connaissances. L’insouciance du héros cède souvent la place à une certaine inquiétude chez ses interlocuteurs. Quand il évoque sa famille, on voit apparaître des grimaces, comme si quelque chose de grave était survenu. Ned semble ne plus avoir toute sa tête, déconnecté de la réalité, perdu dans des souvenirs passés, n’ayant plus vraiment la notion du temps. Si certains tentent de le ramener, avec plus ou moins de tact, à la réalité, l’ancien voisin ne veut rien entendre, obsédé par son objectif de rentrer chez lui en faisant le tour des piscines du coin !

the swimmer frank perry

C’est un personnage que l’on a envie de prendre dans ses bras, fragile et naïf comme un enfant (lors de ses multiples rencontres, Ned passera notamment un petit moment en compagnie d’un jeune garçon à qui il apprendra à dépasser sa peur de la nage, l’amenant à traverser une piscine vidée de son eau, lui inculquant quelques-unes des valeurs de la vie qu’il juge essentielles). Burt Lancaster trouve ici un nouveau rôle sur le fil de la folie, extrêmement émouvant. Son physique solide contraste avec un état mental à la dérive. Ses déplacements se font au fil de l’intrigue de plus en plus laborieux (nageant, sautant et courant avec grâce et vigueur au départ, il finit par marcher en titubant comme un animal blessé). Son moteur : l’envie de relever le défi qu’il s’est imposé, le désir infini de rentrer chez lui et de retrouver sa petite famille.

Pourtant, Ned flanche, s’égare, se laissant parfois déborder par ses sentiments, son manque évident d’amour. Il drague avec insistance, presque jusqu’à en devenir flippant, l’ancienne baby sitter de ses enfants qui lui a avoué fantasmer sur lui alors qu’elle n’était qu’une ado. Croisant une vieille femme à moitié ivre dans une garden party décadente, il lui propose de le suivre au bout d’à peine deux minutes. Il tentera également de reconquérir de façon assez brusque son ancienne maîtresse. Ned se contredit, reste perplexe quand des éléments du réel le mettent face à l’évidence que l’état actuel de sa vie n’est pas aussi idyllique qu’il s’obstine à le croire.

A force de vouloir croire à quelque chose, on peut finir par s’en convaincre. La vie de Ned a volé en éclats et il ne peut se résoudre à l’admettre. Alors il ment aux autres et à lui-même, se berce d’illusions, essaie de retrouver le passé, de réparer ses vieilles erreurs sans y parvenir. Si les premières vieilles connaissances qu’il rencontre sont d’abord bienveillantes, les suivantes sont plus rudes. Et les failles du personnage fragile de se dévoiler : Ned était un golden boy arrogant, vivant au dessus de ses moyens, trompant sa femme, trahissant sa maîtresse, un père trop absent pour ses enfants. On comprend qu’il a fini par tout perdre, en arrivant à essayer d’emprunter de l’argent à des proches, ternissant sa réputation avant de disparaître. Il revient changé, à moitié vidé de ses souvenirs, vulnérable, et se voit malgré lui confronté à un passé trop dur à assumer, qui ne peut que le rattraper à moins qu’il se laisse définitivement emporter par la folie.

the swimmer frank perry

Franck Perry livre ici un film d’une infinie tristesse mais toujours transcendé par sa forme. Les parenthèses oniriques se succèdent, entre ralentis et surimpressions, traduisant l’espoir de vivre encore, de toucher du bout des doigts un bonheur possiblement inaccessible. Les scènes à couper le souffle, flirtant parfois avec le kitsch, sont légion (notamment le passage durant lequel Ned s’envole au-dessus de barres dans un mini hippodrome, héroïquement, sous le regard pétillant et légèrement provocateur de son ancienne baby sitter). Rien n’est plus dur, plus horrible qu’un rêve qui s’interrompt brusquement, que la réalité qui rattrape un homme qui ne veut pas admettre l’échec de sa vie. Alors que partout règne l’insouciance de l’été, la fatalité rode. Il n’y a pas si longtemps encore, Ned incarnait le modèle de l’American Way of Life avec ses mirages et ses hypocrisies. Désormais sans rien, presque nu comme un vers, il se voit confronté à son passé, à la facticité d’un monde auquel il n’appartient plus.

Le long-métrage critique la petite bourgeoisie américaine, ultra consumériste, se reposant essentiellement sur les apparences, oubliant trop souvent l’humain. Ce n’est que quand tout est fini que l’on réalise vraiment ses erreurs, que l’on a envie de faire différemment. Le temps qui passe, la vie qui s’échappe, des rêves impossibles à franchir, un passé que l’on ne peut changer ou réparer. Nous assistons, souvent bouleversés, à une descente aux enfers, étrange et colorée, à l’image d’un héros qui veut s’enfermer dans le fantasme d’une réalité disparue. On en ressort trempé et profondément marqué.

Film produit en 1968 et disponible en DVD

 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3