CINEMA
TRANS-EUROPE-EXPRESS d’Alain Robbe-Grillet : s’oublier
Le convoi d’un Trans-Europ-Express allant de Paris à Anvers. Un réalisateur (Alain Robbe-Grillet), son producteur et sa script-girl imaginent un film qui va à la fois prendre vie sous nos yeux et se mêler à leur réalité.
Soit l’histoire d’Elias (Jean-Louis Trintignant), jeune homme qui va pour la première fois tenir le rôle de passeur de drogues pour une curieuse organisation de trafiquants. Il se balade avec une valise à double fond sans qu’il n’y ait rien dedans. Ses rendez-vous et ses actions se révèlent tous être de drôles de tests pour évaluer sa capacité à tenir la fonction pour laquelle il a été engagé. Alors que le jour du transfert de drogue approche, Elias commence à fatiguer, ne sachant plus très bien à qui se fier, devenant un brin parano, avec l’impression que tout le monde joue avec lui. Il s’oublie lors de parenthèses sexuelles à tendance sado-masochistes avec une très belle brune qui l’a accosté dans la rue : Eva (Marie-France Pisier). Mais même cette dernière se révèle jouer un double jeu, semblant appartenir à l’organisation des trafiquants… à moins qu’elle ne collabore avec la Police…
Pensant que tout est une vaste blague, l’apprenti passeur se lâche et révèle sans s’en rendre compte sa mission à un policier qu’il a pris pour l’un des trafiquants. Comprenant tardivement son erreur, il n’ose l’admettre à ses collaborateurs et agit bizarrement. Avec ses collègues et les forces de l’ordre potentiellement à sa poursuite, il n’a plus d’autre choix que de se cacher…
On comprend dès les premières minutes que l’on s’embarque dans une expérience de cinéma déroutante. Avec Trans-Europ-Express, Alain Robbe-Grillet déploie un nouveau labyrinthe ludique et obsessionnel, une sorte de démonstration, plus ou moins consciente, de la puissance de l’imagination, des images, du cinéma. Si au départ les passages où le réalisateur se filme avec son producteur et sa compagne Catherine Robbe-Grillet peuvent un brin agacer, alourdir les intentions, on finit bien par plonger dans ce jeu étrange à la narration éclatée.
Le charme énorme de Jean-Louis Trintignant n’y est pas pour rien. Il est en total décalage, drôle à un degré qu’on n’arrive pas toujours à définir, oscillant en permanence entre gravité et légèreté, impuissance et sadisme. Le personnage d’Elias est un pur personnage, un pantin à la fois pour les membres de son organisation qui le testent en permanence et pour le cinéaste qui se plaît à faire dévier sa trajectoire. Si sa mission dangereuse lui tient forcément à cœur, Elias se laisse distraire par ses pulsions. D’un magazine érotique contenant des photos de bondage pris en douce dans un kiosque à la gare à sa rencontre avec l’énigmatique et docile Eva, il est obsédé par le sexe. La sexualité constitue un temps mort durant lequel il devient le maître du jeu, libre de faire ce qu’il veut, en toute perversité.
On avance et on recule, on ne sait plus très bien où l’on est, on se perd. Les rails permettent au train de poursuivre sa trajectoire alors que la narration se plaît, elle, à dérailler. Comme dans la majorité de ses films, Alain Robbe-Grillet surprend et impose une mise en scène étourdissante, notamment lors des passages érotiques, au montage déstructuré, faussement brouillon, donnant aux étreintes, quasi-invisibles, une sensualité renversante. Jean-Louis Trintignant et Marie-France Pisier sont sublimés par les gros plans, par des regards profonds et pénétrants.
Ce qui frappe, c’est le caractère hypnotique de cette aventure. Le spectateur est invité à lâcher prise, s’abandonner, à se laisser bercer par les images et le son. Le « Trans » du film laisse alors place à une sorte de transe cinématographique brouillant le réel, donnant la sensation de déambuler dans un étrange songe entre danger et fétichisme. On en émerge avec le sourire, avec le plaisir d’avoir été nous aussi manipulé, de nous être perdus pour, qui sait, mieux nous retrouver.
Film produit en 1967 et disponible en DVD