WHERE HORSES GO TO DIE d’Antony Hickling : comme de l’hypnose

Troisième long-métrage d’Antony Hickling après les réussis Little Gay Boy et One Deep Breath, Where horses go to die est l’occasion de constater non sans plaisir qu’au fil des métrages le réalisateur continue d’évoluer. Tout en restant cohérent avec son univers foutraque, punk et queer, Hickling propose quelque chose d’assez différent, toujours déstabilisant et surprenant.

Le spectateur entre dans l’histoire à travers le personnage de Daniel (Jean-Christophe Bouvet), peintre en panne d’inspiration et assez mal dans sa peau. Rongé par la solitude, encore hanté par les fantômes de l’épidémie du Sida, il va sur les quais en recherche de compagnie. C’est là qu’il croise le chemin de Divine (Walter Dickerson), prostituée transsexuelle. Ils sympathisent, vont dans un bar, se racontent rapidement leurs fêlures. La nuit bat son plein et Divine entraîne son nouvel ami dans un mystérieux et sensuel cabaret. Sur le devant de la scène, Candice (Amanda Dawson) oublie son ultime chagrin d’amour en chantant et en s’accrochant jusqu’au désespoir à ses rêves de reconnaissance et de gloire. Derrière le bar, la tenancière du lieu, l’extravagante Manuela, femme trans, nouvelle identité de Marco, celui qui a brisé le coeur de Candice (le double personnage est interprété par Manuel Blanc).

Petit à petit, les lieux se succèdent et se confondent tel un labyrinthe sans limite en même temps que la réalité se mêle au rêve et au fantasme. Dans une vaste demeure, Daniel sort un jeu de tarot et invite Divine, Candice et Manuela à se mettre à nu. Chacune constitue une représentation de la marge, est liée de près ou de loin au monde de la prostitution, entretient une relation conflictuelle avec son identité et son corps.

Derrière sa forte carrure et sa personnalité impressionnante, Candice a le coeur d’une midinette. Elle rêve, telle une adolescente, de musique, d’amour et de gloire. Le cours des choses a fait d’elle une écorchée, l’amour l’a mis à terre mais la scène lui permet de se sentir encore là, vivante, regardée.

Divine porte encore les stigmates d’une enfance peu heureuse et d’une sexualité découverte par le viol. Elle combat le mal par le mal, multiplie les passes, ressasse les souvenirs d’un amour déchu, rêve encore de sentiments et surtout d’une famille. Un enfant, pense-t-elle, lui permettrait de repartir à zéro, réparer les injustices de sa propre existence, de panser les blessures et de goûter à cette image de la normalité et de la famille dont elle se sent privée depuis toujours.

Manuela veut effacer de sa vie Marco, cet homme qu’elle n’est plus et n’a dans le fond jamais voulu être. Imprévisible et fantasque, elle suit son instinct et ses envies. Sa transformation lui vaut de passer dans le monde réel pour une personne égoïste et toxique (auprès de Candice, dont Marco est le fléau) autant que, dans un univers essentiellement fantasmé, une figure généreuse et rédemptrice (Manuela tombant par miracle enceinte et offrant à Divine la promesse d’une nouvelle vie).

C’est un peu toujours le cas dans les oeuvres d’Antony Hickling et cela va de pair avec son cinéma anticonformiste et non-linéaire : il y a parfois des maladresses, des fausses notes (ici, une utilisation un brin maladroite de la musique notamment). C’est le prix à payer pour savourer une oeuvre qui ne ressemble qu’à elle-même et qui nous emmène très loin, stimulant l’imaginaire du spectateur, le trimballant dans un tourbillon d’arts et de sensations.

Plus que jamais, ce cinéma s’apparente à une séance d’hypnose : il suffit de lâcher prise, s’abandonner, pour s’évader complètement et ne faire plus qu’un avec l’inconscient des protagonistes. Sa mise en scène est plus affirmée que jamais et l’ensemble est un régal pour les yeux, plein de trouvailles, de bizarrerie et de poésie. Fascination pour l’étrange, pour ceux que le cinéma ne regarde que trop peu souvent. Une fascination qui s’accompagne d’une grande tendresse sans pour autant délaisser une grande part de dérision. C’est la surprise de ce nouveau long-métrage : pour la première fois, le réalisateur ose s’aventurer franchement vers le ton de la comédie à travers le personnage « bigger than life » de Manuela, extrêmement jouissif, campé par un Manuel Blanc méconnaissable et au top de sa forme.

Antony Hickling, fidèle à ses obsessions, laisse la porte ouverte aux interprétations les plus diverses, abordant le cinéma comme un tableau. De quoi donner lieu à un film miroir dont le discours est apte à varier en fonction du spectateur. Le titre, emprunté à une chanson, peut par exemple nous renvoyer directement aux abattoirs.

Il y a cette marge pourchassée par une étrange milice qui fait songer aux mouvements extrémistes. L’amour montré comme un doux moment d’ivresse qui finit par mettre KO les plus fragiles et à les condamner à la mélancolie. Il y a l’acte créatif : une expression, une libération, un réconfort et aussi un geste masochiste (pour Daniel la panne d’inspiration dévastatrice et pour Candice le vertige de la scène, grisant et violent avec le risque du ridicule et des quolibets).

Les hommes sont des promesses comme des bourreaux, des bienfaiteurs ou des agresseurs (Divine, personnage touchant campé avec grâce par Walter Dickerson, navigue en permanence entre désir et abus). L’enfance est un doudou comme un traumatisme qu’il faut à un moment crucifier. Le genre est une prison dont il faut savoir s’affranchir (Manuela ne songe qu’à dire adieu à Marco, cet autre dans sa chair avec lequel elle ne veut plus composer).

Abattre ses peurs, ses ennemis, ses blessures, un peu de soi-même aussi, pour des lendemains de fête sans gueule de bois bercés par la lueur timide du petit matin.

Tour à tour insolent, perturbant, drôle et émouvant, « Where horses go to die » brouille les pistes pour le plus grand plaisir d’un spectateur invité à s’oublier et se perdre dans une aventure de cinéma inclassable, onirique et hypnotique. Un vrai tour de magie.

Film produit en 2016 et disponible sur la plateforme de Films LGBT Queerscreen