FICTIONS LGBT
INTERIOR.LEATHER BAR de Travis Mathews & James Franco : images invisibles
L’annonce du projet Interior. Leather Bar. avait fait coulé beaucoup d’encre. Et pour cause : on en croyait pas nos yeux quand on voyait le nom de James Franco associé à celui de Travis Mathews, réalisateur acclamé pour son court et son long-métrage I want your love, mêlant cinéma indé et x. « James Franco dans un porno gay !» pouvait-on lire en titre de nombreux articles. Soit la porte ouverte aux fantasmes les plus épicés, aux prédictions les plus folles. Cerise sur le gâteau : le film allait dévoiler des images fantasmées de scènes prétendument censurées du film culte Cruising de Friedkin. James Franco dans une rêverie queer et cuir ? Des mois durant le projet a excité les internautes. Puis petit à petit tout est retombé : James Franco allait finalement « seulement » co-réaliser le film et ne se livrerait à aucune scène d’intiité. La présentation au dernier Festival de Berlin, suscitant des réactions contrastées, n’a pas permis de relancer la machine à buzz.
On ne peut parler de Interior. Leather Bar sans évoquer la façon dont il a été annoncé, vendu au public. Le résultat est tellement déroutant par rapport à toutes les attentes que l’on pouvait avoir qu’il n’est finalement pas étonnant de lire à droite à gauche des réactions de spectateurs ou journalistes criant à la grande déception ou plus encore à l’arnaque. Car sur une durée d’une heure, le film doit comporter moins de 10 minutes de sexe. Ceux venus chercher du frisson adulte resteront donc sur leur faim. Car finalement des scènes fantasmées de Cruising on ne verra presque essentiellement que le making of. Les fans du film de Friedkin auront donc de quoi être déçus. La première vision du film laisse perplexe, on en ressort avec une multitude d’interrogations. Car si ce que l’on voit ne répond pas du tout à nos fantasmes, on sent qu’il y a bel et bien quelque chose derrière. Mais Travis Mathews et James Franco refusent de nous donner directement les clés de cet étrange projet. C’est seulement après avoir bien cogité suite à la séance qu’on finit par percevoir ce que cet improbable duo a voulu nous raconter.
40 minutes du film Cruising auraient été censurées lors de sa sortie en salles et resteraient invisibles depuis. Travis Mathews et James Franco se mettent en tête de retourner ces scènes à leur façon. Un ami de James Franco, par sympathie pour lui (plus que par conviction vis à vis du projet), Val Lauren, accepte de reprendre le rôle que tenait Al Pacino. Mais il flippe, ne sait absolument pas à quoi s’attendre. Tout son entourage l’interroge, certains l’encouragent même à tout arrêter net : il pourrait ,suite à ce tournage, être marqué pour le reste de sa carrière, étiqueté comme « acteur porno ». Face à un maître dominateur très à l’aise ou un couple gay prêt à se donner face à la caméra en mode domi/soumis, Val s’inquiète. Il est hétéro et marié, ne comprend pas vraiment ce que l’on attend de lui, ne peut mesurer jusqu’où il pourra pousser ses propres limites. Entre stress et découvertes, les différents membres du tournage se regardent, échangent, s’apprêtent à passer à l’action.
La peur des étiquettes est un des principaux sujets du film. Chaque personne est souvent tenue de rester dans sa case, son registre. Un jeune acteur se plaint qu’on ne lui propose que des rôles nécessitant qu’il soit à poil, d’autres comédiens plus confirmés s’inquiètent pour leur image. Aujourd’hui encore, enchaîner plusieurs rôles de personnages gays provoque la suspicion (qui ne s’est jamais demandé pourquoi James Franco accumulait les projets à thématiques LGBT, si cela ne voulait pas un peu dire qu’il était un homo semi-refoulé ?). Aujourd’hui encore camper un rôle gay pour un acteur hétéro est considéré par certains comme un challenge. Aujourd’hui encore on s’excite devant les vidéos d’acteurs x mais on refuse de leur donner toute crédibilité hors du registre qui nous les a fait connaître. Aujourd’hui encore on trouve choquantes des scènes de sexe explicites dans des films dits « traditionnels » alors que les tubes rythment le quotidien de nombreux internautes, que la violence est de plus en plus présente sur les écrans. Le sexe est à la fois partout, sujet de toutes les conversations, plaisir coupable devant son écran d’ordi, mais assumer est une toute autre affaire. Le film pointe du doigt l’hypocrisie d’Hollywood, du cinéma mainstream, de toute l’industrie en général mais aussi du spectateur. Curieusement, alors que cette fois-ci on était venu chercher du sexe on aura à la place une œuvre introspective. On se retrouve pris à notre propre piège.
Interior. Leather Bar est un film qui joue avec nos attentes, nos fantasmes, qui nous frustre et nous amène vers autre chose. S’il est une relecture de Crusing, le projet ne l’est pas comme on l’attendait : on ne verra pas les scènes sulfureuses promises mais on se retrouvera face à une étrange adaptation. Val Lauren interprète une version d’Al Pacino moderne qui se risquerait à tourner les scènes les plus chaudes d’un Cruising. Alors que Val lit son script on l’entend répéter en voix off « Val Lauren lit son script ». C’est un des multiples indices que donne le film et qui nous dévoile que nous ne sommes pas là devant un docu-fiction mais bien face à une sorte de mockumentary. Tout est alors sujet à interrogation : les scènes de sexe ont-elles finalement réellement été tournées ? (On peut se poser la même question sur les images de Cruising prétendument disparues, tout cela n’étant qu’une rumeur) James Franco est-il aussi nombriliste et pas si investi que ce que les images semblent le prouver ou ne joue-t-il qu’une version détournée de lui-même, sorte d’icône hype qui permet d’attirer toute une équipe sur n’importe quel projet, parlant beaucoup mais agissant au bout du compte assez peu ? Le personnage de Val Lauren, acteur hétéro infiltré dans un tournage étiqueté « gay et x », n’est-il pas tout simplement une variation du flic que campait Pacino à l’époque ? (lui aussi ne sait pas où il va, regarde de façon ambigüe ce qui se passe autour de lui, a une compagne qui l’attend à la maison et qui ne peut imaginer vraiment la situation dans laquelle il se trouve) Les appels téléphoniques enregistrés, les confidences et moments de doutes très mis en scène confirment les doutes que nous pouvions avoir : tout semble bien scénarisé.
Cette étonnante production demande énormément à son spectateur. Ce dernier doit dépasser sa déception initiale pour chercher lui-même le sujet du film qui lui est montré. Il ne peut se rattacher à aucune étiquette : ce n’est pas du x, ce n’est pas un documentaire, ce n’est pas un making of ni vraiment une fiction comme on a l’habitude d’en voir. Travis Mathews et James Franco livrent une œuvre hybride, qui, si l’on a besoin de se sécuriser, de la rapprocher de quelque chose, peut s’apparenter à une installation vidéo dans un Musée d’Art Moderne. Nous sommes invités à nous interroger sur la notion de norme, sur la façon dont nous percevons les choses. Cruising déclencha à sa sortie une vive polémique, taxé d’homophobie, condamné pour avoir soit disant résumé les homosexuels à des sex addict vêtus de cuir. Aujourd’hui le film est culte, y compris auprès des gays qui n’y trouvent absolument rien de choquant. Car il n’y a dans sa vision plus rien de politique, car on a plus peur de se dire que les gens qui le verront se diront qu’il constitue LA représentation de l’homosexualité.
En début de métrage, on s’interroge sur la volonté des gays aujourd’hui à accéder au mariage, à se rapprocher des « normes hétéros ». Si la lutte pour l’égalité des droits est essentielle, certains craignent que la beauté de la marge, qu’une certaine liberté sexuelle associée aux gays et enviée par bien des hétéros s’estompent pour laisser place à un certain embourgeoisement. Le film témoigne, à l’opposé de son personnage principal, d’une peur du mainstream, du banal, où tout serait subitement lisse, sans un pli. Cruising montrait des lieux de drague sombres, n’a jamais été un film « confortable », « tous publics ». Et c’est en cela qu’il a marqué. Dans sa différence, son côté « hors norme » (Al Pacino flic dans le milieu gay SM, cela avait de quoi interpeller, l’acteur n’a d’ailleurs jamais vraiment assumé ce film dans sa filmographie), le long-métrage de Friedkin a trouvé sa grâce. Aujourd’hui encore les réalisateurs qui sont prêts à prendre des risques, à appuyer là où ça fait mal, restent une véritable minorité. Les grands studios ne veulent pas prendre de risques, les acteurs sont obsédés par leur image, on loue ceux qui nous surprennent mais en même temps on ne peut se défaire de notre manie de tout catégoriser.
Quitte à se mettre une bonne partie de la critique et du public à dos, Interior. Leather Bar propose un moment de cinéma indéfinissable, abstrait, pose énormément de questions sans donner de véritables réponses, évoque des images que nous ne verrons jamais, rend communicative son envie de montrer les étreintes charnelles tout en nous demandant d’imaginer celles que l’on était venu chercher. Une démarche déroutante, insolente, et franchement passionnante pour spectateur avide de curieuses expériences, ouvert. Certains trouveront cela intello, d’autres s’y perdront avec délice, pendant et après la séance. On n’a pas trouvé ce qu’on était venu chercher mais on ne repart bredouille…
Film sorti au cinéma en 2013 et disponible en DVD