CINEMA
THE PLACE BEYOND THE PINES de Derek Cianfrance : pères et destins
Luke (Ryan Gosling), cascadeur moto, suit sa bande de forains pour exécuter son numéro du « globe de la mort » à Schenectady, dans l’Etat de New York. A l’issue de l’une de ses représentations, il croise Romina (Eva Mendes), une fille avec laquelle il avait eu une aventure. Elle se comporte bizarrement, le laisse la raccompagner chez elle avant de lui annoncer qu’elle vit avec un autre homme. Quand Luke décide de revenir lui rendre visite, un jour où elle est au travail, la mère de Romina ouvre la porte de leur maison, un bébé dans les bras. Elle annonce au jeune homme irresponsable que l’enfant est de lui. C’est un choc pour ce beau rebelle qui ne s’est jamais posé ou pris la moindre responsabilité. Sur un coup de tête, Luke quitte son job et décide de s’installer en ville pour voir régulièrement son fils, faire partie de sa vie autant que possible, même si le nouveau compagnon de Romina ne voit pas tout cela d’un très bon œil. Le cascadeur trouve un boulot chez un garagiste filou mais peine à joindre les deux bouts, souffre de la frustration de ne pouvoir montrer à Romina qu’il peut s’occuper de tout, être un chef de famille responsable, capable de lui offrir à elle et à leur fils un confort matériel.
Alors qu’il confie son désir de gagner plus d’argent à son patron et nouvel ami, ce dernier lui propose de braquer des banques. L’aisance de Luke à moto est un atout pour éviter d’être attrapé par la police. Il se lance, l’opération est un succès, il recommence, parvient à mettre de l’argent de côté. Mais alors que son ami le prévient qu’il vaudrait mieux arrêter avant que les choses ne deviennent trop dangereuses, Luke décide de continuer, seul. Son premier braquage en solitaire est un désastre : il n’a plus sa moto fétiche, sa nouvelle bécane le trahit, il est attrapé par les forces de l’ordre, abattu par un policier.
Ce dernier s’appelle Avery Cross (Bradley Cooper) et se retrouve dans une situation pour le moins complexe : pris de panique, il a abattu Luke alors que celui-ci était au téléphone, sans qu’il tire le premier. Une enquête est mise en place et il est lavé de tout soupçon. Mais il doit composer avec sa culpabilité. Engagé dans la police comme l’était son père, Avery tient à faire régner la justice. Ainsi, il n’hésite pas à balancer ses collègues et amis quand ils essaient de l’impliquer dans leurs mauvais coups. Flic exemplaire et ambitieux, l’homme n’en est pas moins brisé, dévasté par l’idée qu’il a tué le père d’un enfant de un an, le même âge que son propre petit garçon, qu’il ne parvient dès lors plus à regarder sans être tétanisé.
Le temps passe et 15 ans plus tard nous retrouvons Avery, postulant à un poste politique d’envergure. Son fils est devenu un petit voyou qui ne pense qu’à se droguer et manipuler ceux qui croisent son chemin. Il tisse une amitié avec un garçon de son lycée, qui n’est autre que le fils orphelin de Luke. Entre révélations, quête de rédemption et désir de vengeance, les destins de ces deux familles que tout oppose vont à nouveau se croiser…
Après le sensible Blue Valentine, Derek Cianfrance change de registre et nous entraîne avec The place beyond the pines au cœur d’une grande saga familiale, entre mélodrame et polar. Dès les premières minutes, la mise en scène foudroie. Plan séquence impressionnant, photographie étrange, un peu asphyxiante, nous faisant sentir la crasse, le désespoir mais aussi la douceur triste, l’appartenance à une petite ville où les perspectives semblent très réduites.
Ryan Gosling, dont le rôle évoque immanquablement celui qu’il tenait dans Drive, est magnifique en motard assoiffé de liberté, décidant subitement de devenir père. Il est convaincu que son propre manque de présence paternelle dans sa vie est lié au fait qu’il soit devenu une sorte de bon à rien. Pas question pour lui que son fils subisse le même sort. Il essaie de faire les choses dans les règles mais la pression de Romina, qui doute de lui, et la difficulté à réunir assez d’argent pour s’imposer l’amènent à emprunter des chemins plus dangereux. Dans une Amérique désespérée, où les inégalités sont renforcées et où les secondes chances ne s’espèrent plus, le crime apparaît comme la seule porte de sortie. Le voleur à moto fait des merveilles mais finit par avoir les yeux plus gros que le ventre. Son erreur est de penser que c’est par l’argent qu’il finira par obtenir la famille qu’il n’a jamais pu avoir. Il refuse d’admettre que Romina s’est éloignée de lui car il est violent et irresponsable, trop impulsif. Après une violente engueulade avec elle, et après avoir découvert que son complice a détruit sa moto, Luke tente un braquage en solo. C’est un fiasco qui lui fera perdre la vie. Premier tour de force de Derek Cianfrance : faire disparaître de l’écran son rebelle au grand cœur qu’il venait de poser magistralement. Le personnage de Luke hantera alors tout le reste du film, figure de l’amour perdu à jamais, du père absent, représentant pour Avery Cross la grande erreur de sa vie, son crime.
The place beyond the pines est articulé en trois chapitres. Le deuxième suit le policier Avery Cross, sa culpabilité qui l’empêche d’être un bon père, qui brise son couple, et qui en même temps le pousse à faire régner avec une main de fer, sans pitié, l’ordre dans une unité pour le moins corrompue (en tirant tout de même considérablement avantage des choses). Si Luke n’avait pas eu la chance d’avoir un père, un modèle, Avery a pour sa part à ses côtés un paternel qui veille sur lui, qui l’aidera à avancer, à se sauver au moins dans son rôle de policier. Le troisième chapitre oppose les fils de Luke et Avery, devenant amis par hasard et finissant par découvrir la vérité sur leurs antécédents familiaux. Quand le fils de Luke découvre le destin tragique de son père, la haine le gagne. Son beau-père, véritable papa de substitution, tentera de le freiner mais il ne pourra s’empêcher de se confronter à Avery, de le mettre face à sa culpabilité.
Au centre du film, la figure paternelle, le mystère de la relation père-fils. Luke rêvait d’avoir un père ou d’en devenir un, son destin tragique le condamnera à n’avoir eu ni l’un ni l’autre. Sauvé par un père aimant, Avery ne parviendra pas à rendre la pareille à son propre enfant, hanté par l’idée d’avoir privé de cette relation sacrée le fils de Luke. Ce dernier, bien qu’ayant grandi avec un beau-père affectueux ne pourra se définir qu’en se rapprochant de l’image d’un géniteur dont on lui a toujours tout caché. Derrière ces liens du sang, traités avec subtilité et sensibilité, se cache la question du bien et du mal. Les garçons, les hommes, se cachent derrière leur modèle paternel ou l’absence de celui-ci pour dessiner les contours de leur propre existence. Ce serait oublier les lois du monde, du destin, où une minute suffit pour faire basculer le cours des choses à jamais. Le dernier plan sur le fils de Luke, s’éloignant à moto, comme filmé du ciel, est en ce sens bouleversant, car il laisse entrevoir, après un ensemble très noir, que tout reste encore possible, que c’est à lui qu’appartient de prendre le virage vers le bien ou le mal qui régira son existence.
On pense à James Gray pour le mélange famille/polar mais on pense aussi et surtout aux grands mélodrames américains des années 1950. The place beyond the pines a le souffle, la grâce, le désespoir magnifique de ces films-là. Derek Cianfrance affirme ici sa mise en scène, posant une atmosphère à la fois mélancolique et envoûtante, sait tirer le meilleur de ses acteurs, orner les images d’une musique décuplant à de multiples reprises l’émotion. Fort.
Film sorti en 2013. Disponible en DVD et VOD