CINEMA
SANS FILTRE de Ruben Östlund : la roue tourne
5 ans après la sortie de The Square, le réalisateur Ruben Östlund décroche à nouveau une Palme d’Or à Cannes avec son nouveau long-métrage Sans Filtre (Triangle of Sadness en VO). Une oeuvre plus lisible et à l’humour noir décapant.
On entre dans le film en suivant un couple de jeunes mannequins influenceurs, Carl (Harris Dickinson, déjà vu et aimé dans les films à thématique gay Beach Rats / Les bums de la plage et Caravage et moi) et Yaya (Charlbi Dean Kriek).
Que ce soit en tant que mannequin (à travers des castings où on les traite comme des bouts de viande ou des pantins) ou via leurs réseaux sociaux (où ils exposent leur corps et leur intimité), ces deux personnages vendent corps et âme pour tenter de mener la belle vie. Le fait que la porte d’entrée de l’oeuvre se passe dans la mode (milieu connu pour être celui des apparences et du luxe) n’est sans doute pas un hasard. Le cinéaste se moque ainsi de la bonne conscience que souhaitent se donner certaines maisons qui arborent des slogans sur l’égalité alors que par exemple tout le placement lors des défilés est basé sur l’importance des uns versus celle des autres.
Carl et Yaya se querellent pour des petites questions d’argent dans leur couple, moins anodines qu’elles ne peuvent en avoir l’air. Derrière leur joute verbale se dessine une guerre des sexes dans la société actuelle et un jeu de rapport de force tacite. Yaya profite d’être au top de sa carrière quand Carl n’est plus franchement au sommet et devient presque par moments son assistant. Il n’est pas rassuré quand il l’entend dire qu’elle pense avoir besoin d’un homme qui peut prendre soin d’elle et assurer au niveau des dépenses car une fois que son petit moment de gloire dans la mode sera passée, elle n’aura plus vraiment de ressources.
Après une nuit d’affrontement à l’hôtel post Fashion Week, on retrouve le couple, invité sur une croisière de luxe en tant qu’influenceurs. Il va falloir faire des stories ! Le staff est invité à donner le maximum avec comme carotte une possible prime, boosté par l’irréprochable manageuse Paula Stew (Vicki Berlin). Cette dernière s’inquiète que le Capitaine du bateau (Woody Harrelson) refuse de s’entretenir avec elle et de sortir de sa cabine.
On suit le rude quotidien de l’équipage qui doit gérer des clients fortunés très tatillons, capricieux et dont les discours et actes déconnectés de la réalité peuvent souvent se ressentir comme de subtiles humiliations.
Tout va basculer lors du soir du Grand Gala de la Croisière pour lequel le Capitaine sort enfin de sa cabine. En plein diner, le bateau se retrouve au coeur d’une tempête. Dès lors, les rôles de chacun vont évoluer.
Si son précédent long-métrage The Square avait plu et intrigué, il restait assez conceptuel et peut-être trop intello et élitiste pour certains. Le réalisateur Ruben Östlund délivre ici une intrigue plus simple et fluide avec un humour noir, méchant et jouissif qui égratigne les ultra riches autant que les jeunes influenceurs arrivistes. Plus le film avance plus il est cruel et imprévisible, délicieusement pervers et sadique.
Armé d’une forme soignée et d’une écriture mordante, Sans Filtre se fait un malin plaisir de démolir plusieurs archétypes du capitalisme et invite à réfléchir de façon ludique sur l’absurdité de notre monde moderne. Si la noirceur est franchement au rendez-vous, l’ensemble est très divertissant et fun à regarder, réservant des passages géniaux de comédie oscillant entre entre la satire et l’absurde.
Les surprises abondent dans la deuxième partie, sans doute parfois un peu simpliste dans les rapports de force qu’elle dépeint mais diablement fun, retorse et efficace. La roue tourne pour plusieurs personnages et pour s’en sortir certains seront absolument prêts à tout. Mention spéciale à la démente Dolly de Leon qui offre une performance mémorable aussi hilarante que sombre.
Film sorti au cinéma le 28 septembre 2022