CINEMA
EVE de Joseph L. Mankiewicz : quand les masques tombent
A force de venir voir tous les soirs la pièce de sa star favorite, Margo Channing (Bette Davis), la timide Eve (Anne Baxter) se fait remarquer par la meilleure amie de cette dernière, Karen (Celeste Holm), qui est également l’épouse du metteur en scène du spectacle. Prise de sympathie pour cette fan passionnée, elle lui propose de la présenter à son idole et l’entraîne dans la loge de Margo. D’abord indifférente, la star se laisse toucher par le récit de cette inconnue qui prétend la suivre partout et la contemple comme une déesse.
Souffrant du manque d’attention et des absences répétées de son compagnon, Bill (Gary Merrill), la diva prend sous son aile son admiratrice qui n’a de cesse de la flatter. Elle l’installe chez elle où très vite Eve fait de l’ombre à la bonne de la maison. Dévouée jusqu’à l’excès, elle consacre toutes ses journées à organiser la vie de son modèle. Arrivée à un possible tournant dans sa carrière (elle est une actrice de plus de quarante ans à laquelle on propose encore de jouer des rôles de jeunes premières), Margo vit mal le fait de vieillir et commence peu à peu par voir Eve, si charmante et si jeune, comme une rivale. Elle craint notamment qu’elle ne mette le grappin sur Bill. Ce dernier, comme la majorité des amis de la star ,ne comprend pas son désamour soudain pour sa si gentille assistante, toujours désireuse de bien faire. Ce que personne n’a vu venir est qu’Eve n’est pas forcément celle qu’elle prétend être. Elle a vite fait de troquer son rôle de fan naïve contre celui d’une jeune comédienne aux dents longues, prête à tout pour arriver sous les feux des projecteurs…
Grand classique et l’un des films les plus connus de Joseph L. Mankiewicz, Eve (All about Eve en VO) nous raconte à travers un long flashback l’ascension d’une jeune actrice. L’ouverture du film nous présente Eve, lauréate d’une prestigieuse récompense théâtrale, le prix Sarah Siddons. Si les membres de l’Académie l’honorant semblent sous le charme de son discours lisse et plein de bons sentiments, dans la salle on sent chez certains une véritable réserve. Margo Channing et sa meilleure amie Karen apparaissent notamment très peu enjouées face à cette célébration. En revenant en arrière, le spectateur va comprendre pourquoi. C’est une plongée passionnante de plus de deux heures dans les coulisses du monde du spectacle qui nous est ici proposée. Et si ici il est avant tout question de théâtre, on devine que Mankiewicz parle aussi du cinéma.
Ne devient pas star qui veut. A moins que… Les places au cœur de la lumière sont rares et les divas squattent les planches, incarnant tous les grands rôles, mêmes ceux des personnages sensés avoir 20 ans alors qu’elles sont deux fois plus vieilles ! Faussement timide et réellement ambitieuse, Eve entend bien se frayer un chemin jusqu’au devant de la scène. Elle pénètre dans l’univers de Margo en jouant à la modeste soumise, parvient à se rendre indispensable et peu à peu obtient quelques faveurs de la part de Karen, celle à qui elle doit son incursion dans un monde dont elle rêvait et auquel elle est persuadée de devoir appartenir. Petit à petit, au fil d’un subtil jeu de pouvoir, les rôles s’inversent et les émotions aussi. Star sur la scène autant que dans sa vie privée, Margo Channing apparaît dans un premier temps comme peu aimable, extrêmement imbue d’elle-même, capricieuse et orageuse. Au contraire, Eve est la douceur incarnée, ne demandant jamais rien si ce n’est de servir l’intérêt de son idole à laquelle elle porte une admiration un brin suspecte. Puis, alors que la fan s’impose doucement, le masque tombe : Eve est une manipulatrice ne reculant devant rien pour tenter d’accéder à la notoriété. Elle joue à un double jeu avec Margo et tout son entourage, utilise Karen pour assurer ses débuts, flirte avec Addison DeWitt (George Sanders), le critique le plus influent du milieu théâtral, ne rechignerait pas à coucher pour réussir…
Face à une Margo qui possède tout ce qu’elle désire (une grande carrière, une vie amoureuse certes un poil tourmentée mais bien réelle), Eve crève d’envie, cache sa jalousie et passe de l’admiration à une rivalité exacerbée. Elle ne reculera devant rien pour tenter de tout lui voler, devenant sa doublure au théâtre, attendant avec impatience que son tour vienne, essayant de séduire Bill… A l’inverse, d’abord très centrée sur elle-même et persuadée de son talent, Margo se laisse de plus en plus ronger par le doute. Elle vieillit, réalise qu’il y a de la concurrence, découvre que même si elle est bien installée dans le paysage, on aurait vite fait de la remplacer par une autre. Pour elle, c’est l’heure de la remise en question, l’occasion de délaisser son personnage de diva à plein temps pour essayer de redevenir plus humaine, plus femme. Alors que sa carrière est menacée, elle réalise à quel point elle peut compter sur Bill, qui l’aime bien plus que ce qu’elle n’imaginait. Elle se montre sous un nouveau jour, plus touchant.
Disposant d’un scénario brillant et précis, Eve dresse un portrait à la fois noir et chargé en ironie du monde du spectacle, peuplé de vautours. Chaque personnage porte un masque et révèle peu à peu sa vraie nature. Margo la star n’est au fond qu’une femme qui a réussi sa carrière mais qui a surtout besoin de l’amour d’un homme qui la voit comme elle est vraiment. Eve, obsédée par sa soif de réussite, fonce vers une vie entièrement consacrée à son art au détriment de tout le reste, quitte à devenir malgré elle la prisonnière d’une existence complètement vaine. Bill, amoureux distant et délaissant souvent Margo pour ses propres projets, va finir par se stabiliser. Karen, meilleure amie de Margo et épouse de son metteur en scène, se contente d’être dans l’ombre sans frustration mais cède parfois à la tentation d’user du petit pouvoir dont elle dispose grâce à ses relations. Et surtout, Addison DeWitt, critique persuadé d’être apte à faire la pluie et le beau temps dans l’univers du théâtre, va se révéler être un pervers manipulateur et dominateur, s’accaparant l’amour d’Eve par le biais d’un chantage. Sous les sourires de façade se cachent bien des frustrations générant sur le long terme des coups tordus, réalisés avec plus ou moins de conscience et de méchanceté.
Dense et ultra divertissant, Eve est à la fois une peinture sans concession du monde artistique, bourré d’arrivistes, une belle variation sur le métier d’actrice (exigeant une passion sans égal, dans lequel on peut se perdre jusqu’à ne plus savoir vraiment qui l’on est, cruel car il y a aura toujours quelqu’un pour désirer prendre la place de l’autre) et un savoureux jeu de chaises musicales. Un captivant duel d’actrices pour un grand film mythique.
Film sorti en 1950 et disponible en DVD