CINEMA

GRADIVA d’Alain Robbe-Grillet : Delacroix, spectre et SM

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Maroc. John Locke (James Wilby), vient de s’installer dans une sorte de palais en ruine dans lequel il vit avec sa jeune servante, Belkis (Dany Verissimo). Critique d’art, il se passionne pour les œuvres de Delacroix. Un soir, il reçoit un énigmatique colis contenant des esquisses inédites du peintre, mettant en scène un mythe local, celui de Gradiva, femme aux cheveux d’or qui connut une issue tragique après avoir osé vivre une idylle avec un étranger de passage. Petit à petit,  il se laisse obséder par la figure et le destin de cette femme fantasme, dont il pense voir apparaître ponctuellement le spectre. En quête de vérité, il finit par faire la connaissance d’un faux aveugle qui l’amènera à rencontrer un faussaire tenant un cabaret clandestin où il fait jouer à ses actrices soumises des tableaux turco-sadiques. Au fil des jours, Locke se laisse dévorer par sa fascination par Gradiva, qui le rapproche de plus en plus de pulsions sexuelles SM mais aussi du parfum vénéneux de la mort…

Dernier long-métrage de Alain Robbe-Grillet, Gradiva / C’est Gradiva qui vous appelle pousse à un constat pas très heureux. Réalisé en 2006, le film montre que l’époque où il était possible de produire confortablement un long-métrage à la lisière de l’expérimental, à la croisée des genres, n’est plus vraiment possible. L’absence de moyens se fait sentir et même si l’on retrouve la mise en scène inspirée de l’auteur, quelques plans tout à fait fascinants, émane un côté assez cheap qui propulse certaines scènes dans le kitsch. Le début apparaît ainsi étonnamment maladroit, accumule les fausses notes, ressemble à une pâle variation de la première œuvre de Alain Robbe-Grillet, L’immortelle. On retrouve tout de même, au milieu de ces premiers passages peu convaincants, en filigrane, l’art du décalage, l’humour propre au cinéaste (les échanges entre les personnages de John Locke et Belkis qui sonnent faux et qui font sourire, le personnage du faux aveugle, le « Taxi Bleu »…).

Si formellement il s’agit d’une petite déception, que l’ensemble est moins bien tenu que d’habitude, que ça patine, que ça se rate, Gradiva est pourtant bel et bien une œuvre cohérente dans l’univers cinématographique de son réalisateur. On a d’ailleurs l’impression d’être face à une sorte de testament, retrouvant non sans plaisir de très nombreux clins d’oeil à quasiment tous les films de l’auteur (l’intrigue ressemble beaucoup à L’Immortelle, plusieurs motifs de La Belle Captive ou Glissements progressifs du plaisir jaillissent ça et là, sont même reprises des scènes de L’Eden et après). Dans cet ultime labyrinthe, on retrouve tout le fétichisme et l’abstraction qui nous avaient séduit par le passé, ces tableaux SM dans lesquels se fond sans mal Arielle Dombasle. Cette dernière offre d’ailleurs au film ses moments les plus étonnants, mystérieux ou amusants (le passage de comédie où Hermione annonce qu’elle est « comédienne de rêves » et explique en quoi cela consiste est un moment des plus savoureux).

Si les scènes entre John Locke et sa servante Belkis apportent un côté téléfilm parfois risible, elles finissent pourtant à terme par toucher. Car c’est mine de rien l’une des seules histoires d’amour de l’oeuvre cinématographique de Alain Robbe-Grillet. Entretenant un rapport de force dans le quotidien mais aussi dans l’intimité d’un lit, l’artiste et son « esclave » vivent une romance qui ne dit pas son nom. Alors qu’il se perd entre le vrai et le faux, le réel et les rêveries, John Locke se laisse consumer par son inconscient, ses pulsions, et délaisse la seule personne qui l’aime d’un amour pur même si elle ne parvient pas toujours à clairement le lui montrer.

Si on aurait forcément préféré quitter cet audacieux cinéaste sur une œuvre plus forte, Gradiva nous laisse malgré tout sur un goût de liberté. Jusqu’au bout, Alain Robbe-Grillet aura cultivé ses obsessions, en toute singularité, avec le même plaisir gourmand et contagieux.

Film sorti en 2007 et disponible en DVD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3