FICTIONS LGBT
LAURENCE ANYWAYS de Xavier Dolan : transformations
Fin des années 1980. Laurence (Melvil Poupaud) partage sa vie avec la pétillante Fred (Suzanne Clément). Ils sont ensemble depuis deux ans et continuent de jouer ensemble, à faire des listes, comme deux enfants, complices. Mais Laurence, professeur dans un lycée et écrivain en devenir, étouffe. Il ne se sent plus capable de vivre une vie qui n’est pas faite pour lui, de refouler ce qu’il ressent depuis toujours : il est né dans le mauvais corps, voudrait pouvoir devenir la femme qu’il a toujours voulu être.
Quand il annonce à son amoureuse sa volonté d’opérer une transition, les choses ne se passent forcément pas très bien. Elle lui demande si il est gay, s’il s’est déjà travesti pendant qu’ils étaient ensemble, si tout ce qu’ils ont partagé n’était qu’un leurre… Après avoir pris ses distances, Fred revient. Elle savait que son histoire avec Laurence donnerait lieu à quelque chose d’extraordinaire : elle décide de le suivre dans sa « transformation ». L’euphorie de devenir enfin celle qu’il a toujours souhaité être se mêle au trac, à la peur du regard des autres. Et après des premiers pas heureux, les complications surviennent : une mère (Nathalie Baye) qui peine à l’épauler, le lycée qui le renvoie, le couple qui bat de l’aile. Laurence devra-t-il renoncer à son grand amour avec Fred pour s’aimer enfin dans sa nouvelle peau ?
Après J’ai tué ma mère et Les amours imaginaires, Xavier Dolan s’attaque à une œuvre plus dense, plus ambitieuse, plus longue aussi (2h40). S’il est ici question de transexualité, du cheminement fait de hauts et de bas d’un homme poursuivant son besoin de se réapproprier son corps, Laurence anyways est aussi et surtout le récit d’un amour fou à travers une dizaine d’années. Retour dans les années 1990, sa musique, ses épaulettes, ses coupes de cheveux laquées… Âgé d’une petite vingtaine d’années, le réalisateur (qui cette fois-ci n’apparaît pas devant la caméra- sauf pour un caméo très discret) témoigne d’une incroyable maturité alliée à une maîtrise formelle épatante qu’on lui connaissait déjà.
Laurence Anyways dispose d’une belle énergie, est porté par une jeunesse, une audace comme on en voit peu dans le cinéma d’aujourd’hui. Xavier Dolan est déjà considéré par beaucoup comme un génie. Réalisateur, scénariste, monteur, chargé des costumes : il multiplie les casquettes et excelle, ne cesse d’impressionner. Le portrait de ce couple hors du commun, de ces deux êtres faits l’un pour l’autre mais incapables de se retrouver face à un changement déterminant dispose à la fois d’une beauté classique, colorée, d’une dramaturgie puissante évoquant les mélos de Douglas Sirk et d’une touche toute personnelle, très pop, délicieusement clipesque, dans l’air du temps. Classicisme et modernité, le talent s’impose partout : le film nous emporte.
Il faut dire que tout est là pour ça : un sujet fort traité avec beaucoup de sensibilité, filmé à bonne distance, avec un vrai regard, des comédiens exceptionnels (Melvil Poupaud et Suzanne Clément en tête mais aussi dans des seconds rôles Nathalie Baye et Monia Chokri), une bande-originale savamment élaborée, des répliques émouvantes ou piquantes, des scènes et des plans superbes. Définitivement l’œuvre d’un artiste.
Peut-on s’aimer sans penser à la norme ? Est-il possible qu’un amour soit si inconditionnel que même le changement de sexe, et quelque part d’une identité connue jusqu’alors, ne bouleverse pas tout ? La liberté d’entreprendre d’être celui ou celle que l’on veut vraiment être peut se payer cher. Le regard des autres, l’ostracisme, sont là pour faire souffrir ceux qui ont le courage de tenter d’être définitivement en accord avec eux-mêmes. Ne pas se laisser enfermer, s’échapper, peut se révéler douloureux, même si c’est nécessaire…
Si par moments le rythme est un peu moins soutenu, qu’importe. On s’accroche, car il y a de la beauté, de l’émotion, de l’humanité partout. Xavier Dolan sait dépeindre le monde , la société, comme ils sont : beaux et brutaux à la fois. Et il insuffle toujours au milieu de tout cela des ralentis, des effets oniriques, des respirations. L’amour de Laurence et Fred ne peut peut-être pas tenir dans le monde réel mais il explose dans ce grand film qui marque les esprits.
Film sorti en 2012