FICTIONS LGBT
LE TROISIÈME SEXE (Anders als du und ich) de Veit Harlan : inquiétude gay dans les années 1950
Véritable curiosité de cinéma à bien des égards, Le Troisième Sexe de Veit Harlan, qui est sorti sous plusieurs titres et plusieurs versions – Anders als du und inch ( § 175), Das Dritte Geschlecht en Allemagne et The Third Sex et Bewildered Youth à l’international- est un drame familial autour de l’homosexualité supposé d’un garçon adolescent issu du bonne famille.
Impossible de ne pas parler de l’envers du décor du film. Déjà son réalisateur, Veit Harlan, est tristement connu pour avoir réalisé des films de propagande sous l’autorité de Goebbels (sic). Après avoir été acquitté, clamant qu’il avait réalisé ses longs-métrages sous la contrainte, il a eu l’idée d’essayer de redorer son blason en faisant un film social autour de la thématique de l’homosexualité. Mauvaise idée évidemment car au moment de la sortie du film, en 1957, il n’était alors pas possible en Allemagne d’avoir un point de vue franchement nuancé sur les gays. Ils étaient condamnés par la morale et avaient vite fait de se retrouver condamnés. Un sujet casse-gueule par excellence pour son auteur qui n’aurait pas plus mal choisir donc.
Si deux versions du film ont circulé (même une troisième avec un doublage anglais apportant encore d’autres nuances), c’est parce que l’originelle est apparue comme trop tolérante vis à vis des homosexuels (bien que tout de même pas très glorieuse avec un regard contemporain ) aux comités de censure. Des scènes ont été coupées, des dialogues retravaillés, des situations et séquences ajoutées. Une édition DVD parue en Allemagne avec de généreux bonus permet de se rendre compte des différences entre les versions (qui sont notables mais pas énormes non plus).
Gros échec au moment de sa sortie en salles, le film n’a en fait plu à personne. Ni aux conservateurs de l’époque qui trouvaient le film trop nuancé et doux avec l’homosexualité ni aux homosexuels qui trouvaient le film cliché et trop à charge. Rareté, ce long-métrage est passé aux oubliettes et est difficilement dénichable (on peut trouver le fameux DVD en Import et quelques copies pirates circulent sur Internet).
Les longs-métrages parlant de l’homosexualité sortis dans les années 1950 étant très rares, d’autant plus en provenance d’Allemagne, on peut comprendre que Le Troisième Sexe (titre en référence aux études de l’époque de Magnus Hirschfeld) suscite encore aujourd’hui la curiosité chez certains cinéphiles ou historiens / passionnés du cinéma LGBT.
Les rares avis en ligne ne sont définitivement pas tendres avec cette oeuvre jugée sans intérêt cinématographique, caricaturale, naïve, mal ficelée. Ayant pu m’en procurer une copie je dois dire que mon avis est plus nuancé. On est évidemment loin du chef d’oeuvre, l’ensemble est par moment franchement problématique mais il y a aussi pas mal de choses intéressantes à différents niveaux.
Le film s’ouvre sur un énigmatique procès où la mère de la famille Teichmann, Christa (Paula Wessely), est en fâcheuse position. Que s’est-il vraiment passé ? Un flashback nous entraîne quelques mois plus tôt dans le quotidien des Teichmann, famille aisée grâce au patriarche, Werner (Paul Dahlke), qui dirige une banque locale. Le fils adolescent de la famille, Klaus (Christian Wolff, beauté lisse angélique), inquiète ses parents car il a l’air différent des autres garçons. Il rêve de devenir peintre, l’art est sa passion et il passe la majeure partie de son temps avec son meilleur (et seul) ami Manfred (Guenther Theil) dont certains racontent qu’il pourrait être homosexuel.
L’amitié entre Klaus et Manfred est indiscutablement forte, fusionnelle et légèrement teintée de sentiments amoureux. Les jours passent et cette amitié devient de plus en plus insupportable aux yeux des parents de Klaus. Sa mère essaie de comprendre, redoute que son fils soit « malade », aimerait le « remettre sur le droit chemin » quand son père, bien moins tendre, trouve l’idée que son fils soit un inverti insupportable. Les choses se corsent quand Manfred présente à Klaus un ami à lui, le riche et fringant Docteur Boris Winkler (Friedrich Joloff). Un dandy gay qui aime s’entourer de jeunes minets et éphèbes dans son appartement sophistiqué où il organise des combats de lutte entre jeunes mâles et introduit ses protégés du moment à une musique électronique d’avant-garde.
Manfred est l’un des protégés de Boris Winkler, on apprendra plus tard que ce dernier l’a pris sous son aile, l’aidant à se faire des contacts dans la sphère intello des environs, lui obtenant des articles. Une aide précieuse pour Manfred qui est élevé seul par sa mère célibataire sans le sou. Klaus est immédiatement fasciné par cet homme charismatique qui de son côté voit potentiellement en lui une nouvelle perle rare. L’homme influent pourrait l’aider dans ses projets artistiques…
Pour les parents de Klaus, il n’y a pas l’ombre d’un doute (et ils n’ont sans doute pas totalement tort sur ce point là au moins) : Boris Winkler est un homme possiblement dangereux. Mais ce qui les inquiète surtout c’est qu’en fréquentant Manfred, Boris et leur clique, Klaus devienne définitivement homosexuel (car rappelons qu’à l’époque pour beaucoup l’homosexualité était comme une déviance, une maladie mentale, pas du tout quelque chose de naturel). Ils vont tout mettre en oeuvre pour écarter leur fils de ces fréquentations. Le père entend intimider Boris Winkler et trouver des preuves de ses vices pour le faire arrêter. La mère, plus subtile, orchestre un voyage afin de laisser Klaus seul à la maison avec la belle jeune fille au pair qui est chez eux, Gerda (Ingrid Stenn). Elle demande à Gerda, qui est déjà éprise de Klaus, de l’aider à ramener son fils à l’hétérosexualité en l’encourageant à le séduire et en veillant à faire en sorte qu’il ne puisse pas voir Manfred… Les plans des deux parents vont finir par se retourner contre eux !
Spoiler – Il se trouve que Gerda réussit sa mission et à mettre le grappin sur Klaus qui va coucher avec elle et tomber subitement amoureux. Mais cela va être possible avant tout car Gerda aura usé de quelques manipulations, écartant quasiment de force Manfred qui voit clair dans son jeu. Dépité et le coeur brisé alors qu’il sent que le garçon qu’il aime risque de ne plus jamais être avec lui comme auparavant Manfred va se confier à Boris Winkler qui va se servir de ses aveux pour servir ses propres intérêts. En effet, dans l’Allemagne de l’époque, on pouvait envoyer des gens au tribunal pour tout un tas de raisons « morales » absurdes visiblement. Tout le monde se mêlait des affaires des autres et de banales suspicions ou accusations pouvaient vite faire tout dérailler. Afin de riposter aux menaces du père de Klaus et lui faire payer ses intimidations, Boris décide d’aller voir les autorités et d’accuser celui-ci de proxénétisme ! La famille Teichmann aurait utilisé son pouvoir sur leur jeune fille au pair pour la pousser à avoir des rapports avec leur fils contre récompense…
Si composer avec les codes et la morale de l’époque demande assurément un effort d’adaptation et du recul, l’intrigue du film ne manque pas de rebondissements et tient en haleine. L’ensemble est qui plus est bien incarné et les personnages intéressants (la mère qui veut bien faire mais qui détruit tout au final y compris elle-même, la jeune fille au pair toute en ambiguïté, le sensible, naïf et attendrissant Klaus, l’incompris Manfred, le vampirique Boris Winkler…). La mise en scène est pas mal du tout non plus et certains plans et scènes sont vraiment abouti.es d’un point de vue cinématographique.
On pourrait même être tentés de dire qu’il y avait le potentiel pour un grand film : le passage dans l’appartement de Boris Winkler a quelque chose de cauchemardesque, vertigineux, évoquant par moments l’atmosphère d’un The Servant de Joseph Losey quand d’autres séquences malsaines sans en avoir l’air convoquent pour leur part Les désarrois de l’élève Törless. Si le film s’était plus centré sur la relation entre Boris et Klaus il y aurait pu avoir un matériau de film noir assez hypnotique et retors. Ca n’est hélas pas le cas, mais le film parvient tout de même à travailler l’inconscient par bribes. Il plane sur tout le long-métrage une sorte de force noire, quelque chose d’ambigu, des double lectures, des regards différents à apporter aux personnages qui cachent plusieurs couches.
Par sa vision sombre et embarrassée de l’homosexualité, l’ensemble peut susciter le malaise mais Le Troisième Sexe se situe dans une sorte de zone grise, plus nuancé qu’il n’en a l’air (on s’attache au personnage de Manfred et on est de son côté et de celui de Klaus quand on cherche à les séparer, on comprend que sa mère accepte son homosexualité car elle l’aime / derrière leur côté homophobe on devine du côté de Père de Klaus et de son oncle une sorte de curiosité / fascination voir attraction lorsqu’ils se rendent dans un bar queer…).
Si le projet est facilement condamnable par la façon qu’il a de mettre en scène une homosexualité montrée comme une inclination qui peut être « rectifiée » du jour au lendemain (l’amour d’une femme amène Klaus à se sentir subitement et définitivement hétéro), si rien que le nom du réalisateur peut amener à un rejet catégorique, Le Troisième Sexe reste un objet étrangement complexe et sulfureux des décennies après, avec son miroir d’un autre temps (mais qui peut être encore tristement actuel selon les pays et croyances) sur une certaine morale et la fâcheuse tendance de l’être humain à se mêler des affaires intimes des autres et à céder si facilement à la manipulation (même des personnes les plus aimées), la vengeance et la délation.
Film sorti en 1957