FICTIONS LGBT
MORT A VENISE de Luchino Visconti : la beauté et la mort
1911. Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde) débarque à Venise pour se reposer, se ressourcer. Compositeur convaincu que la beauté ne vient que par le dur labeur de l’artiste, il s’est peu à peu laissé submerger, a dû essuyer des revers aussi bien artistiques que personnels. Logeant dans un hôtel de luxe, seul, il observe les autres clients, traîne sur son visage sa mélancolie, son mal de vivre. Puis, un soir, son regard est happé par la figure d’un jeune adolescent polonais, Tadzio (Björn Andresen). Un visage d’ange troublant, irrésistiblement attirant. Dès lors, c’est le début d’une véritable obsession. Gustav va passer toutes ses journées à traquer le garçon, à le suivre, trouvant dans chacun de ses gestes, chacune de ses actions, quelque chose d’à la fois sublime et tétanisant. L’objet de sa fascination et de son désir contenu remarque sa présence, lui rend quelques regards insondables, entre amusement et provocation. Ce jeu du chat et de la souris qui ne dit pas son nom semble pousser peu à peu l’artiste vers sa propre perte alors que la ville est en proie à une épidémie de choléra…
Consacré par bon nombre de cinéphiles et journalistes comme un chef d’oeuvre absolu, le film testament de son auteur, Mort à Venise (Morte a Venezia en VO), adaptation libre d’une nouvelle de Thomas Mann, n’a rien perdu de sa sublime et de son mystère des décennies après sa sortie. C’est peu dire que la mise en scène de Luchino Visconti est un monument de beauté. Une forme extrêmement maîtrisée pour un personnage principal qui progressivement perd tout contrôle sur son destin. Gustav von Aschenbach a vécu une sorte de descente aux enfers : compositeur adulé, il a fini sous les huées ; mari et père de famille, il a dû porter les cadavres des êtres les plus chers évoluant à ses côtés. Désormais seul au monde, tel un fantôme, il ère sans but à Venise, s’agace, se moque un peu, jusqu’à ce que ses yeux se pose sur la candeur ensorcelante et mystérieuse du jeune Tadzio.
Il n’est pas surprenant que le projet ait fait polémique et qu’il continue d’en mettre certains mal à l’aise. On pourrait après tout résumer le métrage grossièrement au fait qu’il s’agit là d’un homme au bout du rouleau qui fantasme jusqu’à la déraison sur un garçon de 14 ans. Jamais la caméra de Visconti ne juge le personnage, elle préfère au contraire cultiver son ambiguïté. Et il n’est sans doute pas innocent que l’auteur ait tenu à transformer Tadzio (très passif dans le livre) en un jeune homme presque aguicheur dans cette adaptation cinématographique. Derrière ce visage d’ange tentateur, cette figure d’une jeunesse perdue et inaccessible, se cache ni plus ni moins la mort. Plus Gustav traque le jeune apollon blond, plus il fatigue, divague, se laisse contaminer. Il essaie de fuir un moment mais Venise s’imposera à lui comme la terre de sa fin, celle où il va se souvenir des épisodes marquants de son existence, de ses défaites, celle où une dernière fois il savourera la beauté. Et quelle beauté ! Lui qui a toujours cru qu’elle n’émanait que du génie des artistes, entretenant avec un ami et collègue des débats passionnés, se prend en pleine face la magnificence et l’insolence de Tadzio. Pris de cours, ébranlé dans ses convictions, l’homme se sent plus impuissant que jamais mais ne peut s’empêcher de vibrer, de guetter ce parfait inconnu si loin de lui, de mettre son cœur à rude épreuve.
L’oeuvre oscille constamment entre splendeur et amertume. Un après-midi ensoleillé au bord de l’eau cède la place à une soirée oppressante avec un musicien de pacotille insupportable. La ville entière semble courir vers sa propre perte : l’épidémie de choléra progresse, on ment à tout le monde pour ne pas faire fuir les touristes… Dense, contemplative, abstraite, cette proposition de cinéma a bien quelque chose d’hypnotique, un caractère intemporel. Elle n’est toutefois pas des plus accessibles : les mots se font très rares, Visconti joue sur la répétition pour appuyer l’obsession de Gustav, on bascule de plus en plus dans une atmosphère plombante malgré le soleil omniprésent. Tragique, au bord du grotesque par moments, Dirk Bogarde livre une nouvelle prestation marquante, sans doute l’une de ses plus connues (même si à titre personnel, je le préférerai toujours dans The Servant de Joseph Losey). L’Adagietto de la Symphonie n°5 de Mahler, la figure de Tadzio, le corps de Gustav à terre : des images fortes, inoubliables, nous restent en tête même s’il faut parfois s’accrocher, que certains passages sont un poil pénibles. Une œuvre qui se mérite, qui vaut la peine qu’on s’arme de patience, qu’on s’y abandonne pour roder nous aussi, entre beauté et fatalité.
Film disponible en DVD