CINEMA
PRIMER de Shane Carruth : perdus dans le temps
Aaron (Shane Carruth) et Abe (David Sullivan) sont deux amis et ingénieurs passionnés qui passent un temps colossal à tenter de construire des machines qui pourraient peut-être leur permettre de faire fortune. Leur dernier projet, une machine capable de réduire la masse des objets, patine un peu. Ils ont un pseudo-investisseur en vue, Thomas Granger, père d’une jeune femme, Rachel, qui craque pour Abe.
Tout bascule lorsqu’un jour Abe vient parler à Aaron d’une étonnante découverte : la machine sur laquelle ils travaillent a dépassé leurs espérances et permettrait de voyager dans le temps. Ils vont en explorer le potentiel à deux, se fixant une sorte de code de bonne conduite. Mais peu à peu ils vont accumuler les erreurs, volontaires ou involontaires, mettant en péril leur expérience et même leur amitié…
Primer est le premier long-métrage du petit génie américain Shane Carruth (Upstream Color). Couronné du Grand prix du jury à Sundance en 2004, réalisé avec seulement 7000 dollars, le projet a rapidement suscité un certain culte, de nombreux cinéphiles le considérant comme l’un des films de science-fiction traitant avec le plus d’intelligence et d’audace du voyage dans le temps. On désigne ainsi Primer comme un film de « hard science fiction » dont les multiples énigmes se déchiffrent au gré de dizaines d’interprétations et même de graphiques !
On n’est pas surpris d’apprendre que Shane Carruth a fait des études de Mathématiques et qu’il a toujours été fasciné par la Science. Le début de Primer marque par les échanges très précis entre Abe et Aaron, constamment en train de réfléchir sur leur machine. Beaucoup de termes qui nous échappent, comme si les deux hommes avaient leur propre langue. C’est un film dans lequel il faut accepter de se perdre, car même les plus malins se retrouveront vite complètement largués face à une intrigue faisant intervenir des réalités et des temporalités très difficiles à identifier.
Pour faire simple, c’est l’histoire de deux collègues et amis qui en voyageant dans le temps vont peu à peu s’égarer. Etourderie ou trahison, profiter de cette trouvaille pour se faire un peu d’argent facile en boursicotant, l’envie de corriger un événement dramatique… Progressivement Aaron et Abe se laissent dévorer par leur projet et leurs failles personnelles et ne contrôlent plus grand chose. Être capable de voyager dans le temps et d’influer sur sa destinée fait voir le monde et la vie différemment. Et face à cette possibilité exceptionnelle, il est ardu de résister à bien des tentations… On se demande alors si parfois il ne vaudrait pas mieux ne rien savoir, laisser faire le cours normal des choses plutôt que de provoquer le temps au risque de se perdre soi-même, de devenir un double non identifié…
Avec Primer, Shane Carruth et son budget riquiqui, et qui est ici à la fois réalisateur, producteur, monteur etc. se présente comme l’un des grands réalisateurs américains à suivre, doté d’une folle ambition et d’une vision ludique et réfléchie du cinéma. Si les thèmes évoqués sont moins universels que ceux qu’il abordera plus tard dans Upstream Color, que l’univers un brin austère en rebutera plus d’un (ceux pour qui le cinéma est un divertissement sont invités à passer leur chemin) , il y a ici une sorte de folie créatrice et une intelligence qui forcent le respect même si l’ensemble reste un tantinet trop hermétique pour toucher ou convaincre totalement.
Film produit en 2004 et disponible en DVD