FICTIONS LGBT

SANS JAMAIS NOUS CONNAÎTRE de Andrew Haigh : ascenseur émotionnel

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Véritable tourbillon émotionnel, grande claque de cinéma, Sans jamais nous connaître s’impose sans mal comme l’un des plus beaux et bouleversants films à thématique gay vus ces dernières années. Andrew Haigh (réalisateur de la romance gay culte Weekend et de la série gay Looking) amène sa mise en scène au plus haut niveau, à la fois fidèle à ses obsessions et apte à renouveler son style pour une oeuvre d’une folle intensité. 

Soyez prévenus : vous risquez de pleurer à chaudes larmes, aussi bien pendant le film qu’après. Surtout après même, car il laisse en vous quelque chose de lancinant, qui vous hante, qui vous refait repenser à ses personnages, à ces souvenirs qui touchent à l’universel, à ce qui constitue fondamentalement l’humain. 

sans jamais nous connaitre film

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Le film a fait l’ouverture du Festival Chéries Chéris 2023 et sort en salles le 14 février. L’attente sera longue et le meilleur conseil qu’on puisse donner est de lire le moins de choses possibles dessus et même d’éviter la bande-annonce pour entrer dans cette oeuvre et avoir le plaisir de se laisser surprendre et de déambuler d’émotions en émotions. 

Sans spoiler, l’oeuvre évoque avec une force rare la solitude que peuvent ressentir certains gays au milieu d’un drame familial extrêmement puissant. Le film s’appuie sur 4 comédiens extraordinaires, une mise en scène atmosphérique, sensorielle, embrassant plusieurs genres, une bande-originale de haute volée, une écriture qui rend l’expérience aussi stimulante que cathartique. On y trouve un mélange assez parfait de mélodrame familial qui n’a pas peur d’aller à fond dans l’émotion, de multiplier les scènes « à coeur ouvert » (de quoi séduire le grand public) et de labyrinthe cinématographique plus abstrait (l’intrigue est plus complexe et retorse qu’elle n’en a l’air et plusieurs lectures sont possibles). C’est un de ces films qui marque, qu’on n’oublie pas et qui fera quoi qu’il arrive date dans l’Histoire du cinéma LGBTQI.  A voir absolument, vous l’aurez compris. Ci-dessous l’histoire et des spoilers pour ceux qui auront déjà vu le film. Attention c’est assez détaillé donc vraiment si vous ne l’avez pas vu n’allez pas plus loin.

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Londres. Adam (Andrew Scott), la quarantaine, vit seul dans un grand immeuble aux allures de forteresse noire et mystérieusement très peu habité. Il n’a pas l’air d’aller très bien, on le sent frappé par une certaine solitude voire une dépression. Le regard est fatigué, il traine sur son canapé devant sa télévision qui diffuse des musiques qui comblent ses penchants nostalgiques. Il se gave de biscuits et de plats livrés et il n’avance pas sur son nouveau projet professionnel. Scénariste, il essaie de s’atteler à un récit très personnel, celui de son enfance et de ses parents qu’il a perdu à l’âge de 12 ans suite à un tragique accident de voiture. 

Un soir, l’alarme à incendie se met à retentir. A priori, c’est un test de sécurité comme il y en a souvent. Adam descend en bas de l’immeuble et peut apercevoir un homme qui reste dans son appartement, ses formes ressortant de l’habitat éclairé. Après être rentré chez lui à l’intérieur, Adam entend quelqu’un toquer à sa porte. Il s’agit de l’homme inconnu aperçu quelques instants auparavant. Il s’appelle Harry (Paul Mescal), il est plus jeune que lui et très séduisant. Il a l’air aussi seul que lui voire beaucoup plus. Et indéniablement vulnérable, son visage et son regard laissant transpirer les émotions d’un être brisé. Harry n’a pas l’air bien, il a l’air aussi assez ivre et il ne s’en cache pas d’ailleurs, portant dans sa main une bouteille d’alcool du whisky venu de l’étranger. Il fait ouvertement des avances à Adam et essaie de s’inviter chez lui. Mais Adam n’est pas à l’aise avec cette situation et gêné par l’état d’ébriété de ce beau jeune homme et finit par lui fermer sa porte au nez. 

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Plus tard, dans ce que l’on devine être une démarche pour faire avancer son scénario, Adam se rend dans le coin où il a passé son enfance. Alors qu’il se retrouve face à un bois, un homme séduisant et moustachu apparait. Adam se met à le suivre. On pourrait s’attendre à une scène de cruising gay mais il s’avère qu’Adam connait déjà cet homme qui va l’inviter chez lui. Cet homme (incarné par Jamie Bell) se trouve être… son père. Soit celui qui est mort quand il avait 12 ans. Par un étrange miracle ou une hallucination, Adam se retrouve à pouvoir voir à nouveau et communiquer avec lui, ou du moins la version de lui qui existait quand il était encore un petit garçon. Son père l’amène dans la maison où il a vécu enfant et où se trouve également sa mère (Claire Foy). 

Les souvenirs rejaillissent mais s’ouvre aussi la possibilité de communiquer avec ces morts, de rattraper le temps perdu… et de faire son coming out. Ces retrouvailles vont se répéter au fil du métrage, permettant de multiples conversations à coeur ouvert. Pour Adam, ce sera l’occasion de se confronter à ses traumas, à des plaies jamais refermées jusqu’alors, de faire la paix avec l’enfant fragile et différent qu’il était et des parents qui n’ont pas forcément agi comme il aurait rêvé qu’ils le fassent. Des conversations très émouvantes, à vif, se déploient avec une mère à la morale d’un autre temps qui est visiblement sonnée d’apprendre que son fils est gay et un père pas fermé mais maladroit qui reconnait ses erreurs et maladresses. 

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En parallèle de ces retrouvailles familiales qui échappent à la réalité, Adam est amené à recroiser Harry. Ils vont finalement faire connaissance et se lier l’un à l’autre de façon fulgurante. On retrouve là le talent si spécial d’Andrew Haigh pour filmer une intimité naissante et immédiate propres aux coups de foudre. Adam et Harry se connectent profondément à la vitesse de l’éclair et quelques jours suffisent pour que leur lien récent ressemble à une grande romance inoubliable. Adam évoque ses parents disparus, Harry parle de sa famille qui n’a pas spécialement bien accueilli la nouvelle de son homosexualité et préfère ne pas l’évoquer. Ces deux hommes seuls et fragilisés par la vie annulent leur solitude ensemble, trouvent l’épaule réconfortante qui leur manquait. Alors que tout cela se passe, Adam est sujet à des fièvres plus ou moins violentes et une certaine toux.  Les choses vont basculer quand Adam, épris d’Harry, va vouloir le présenter à ses défunts parents… 

Tout le film, chaque scène, fait l’effet d’une expérience de cinéma. Alors que Sans jamais nous connaître se déploie, on n’a pas juste l’impression de regarder un film. On est pris dans une forme de transe, de voyage intérieur. On ressent les choses physiquement, au plus profondément de sa chair et de son coeur. L’interprétation hyper sensible d’Andrew Scott en grand enfant gay fragile de 40 ans est mémorable, rend le personnage instantanément attachant et nous fait adopter son point de vue, ses émotions et sensations. On navigue dans ses souvenirs et dans « sa réalité » en ayant l’impression d’être lui. Et si les scènes avec ses parents revenus des morts jouent à fond la carte du mélodrame familial ouvertement lacrymal, Andrew Haigh surprend plusieurs fois en nous emmenant ailleurs. Déjà au coeur d’une romance instantanée « à la Weekend » qui fait chavirer entre deux réflexions sur ce que c’est que d’être gay (ou queer),personnellement, intimement, d’une certaine façon historiquement aussi, le sentiment de solitude qui va avec. Mais le long-métrage s’aventure aussi vers des pistes qu’on ne s’attendait pas à voir dans une oeuvre de cet auteur : on pense à un autre de ses précédents films 45 years mais aussi lors de certaines scènes au cinéma de Ari Aster ou de David Lynch. 

Plus qu’un drame amplement apte à bouleverser, Sans jamais nous connaître nous foudroie, nous secoue, voire nous effraie et nous dévaste, avec des scènes qui n’ont pas peur d’aller loin dans le ressenti de la souffrance, du désespoir, du vertige du sentiment d’abandon. Tout le passage du bar / club et ce qui l’entoure (avec celui du métro) constitue un rare tour de force cinématographique. Des plans d’une beauté et d’une intensité belles à en pleurer, le surplus d’émotion qui peut aller avec un amour si grand, apportant tant de plénitude, qu’on a peur de le perdre… ou qu’il ne soit pas si réel. La sensation physique du trauma morbide qui se matérialise et nous broie sans crier gare.

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La toute dernière partie, dernière strate d’un labyrinthe cinématographique plein d’amour et de fantômes, nous emporte dans les abimes de la tristesse et du manque avant de littéralement nous propulser vers les étoiles, les cieux. Plus que jamais, Andrew Haigh y mêle mort et désespoir et toute puissance du souvenir, de l’amour, des rêveries lumineuses, des paradis perdus. 

Sans nécessairement tout comprendre du film à la sortie (qui se plait à nous faire baigner dans une certaine abstraction tout en étant assez fort pour nous émouvoir tout du long), on ressort en état de choc, comme émergeant d’un sommeil profond, d’un rêve fortement intime. Et c’est là que l’obsession va commencer pour beaucoup de spectateurs. Car on repense au film, aux moments, aux personnages. On a envie d’y revenir en même temps qu’on a les yeux qui se remettent à être mouillés. 

Complètement hanté des heures après ma première vision du film je n’ai pas pu m’empêcher d’aller fouiller sur Internet du côté des critiques américaines. Je fais partie de ces spectateurs qui aiment avoir le ressenti et les lectures des autres, voir quelles pourraient être les clés. Et en lisant les analyses différentes, je me suis senti encore plus touché voire anéanti par le film ! 

Il y a plusieurs façons d’interpréter ce qui nous est montré. Et allons-y ! VRAIMENT NE LISEZ PAS ÇA SI VOUS N’AVEZ PAS VU LE FILM !!

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La lecture la plus « terre à terre » est que Adam est dépressif, qu’il est sujet à des fièvres qui le font délirer et l’amènent à communiquer dans sa tête avec ses parents morts auxquels il repense vu qu’il compte écrire à leur sujet. Quand il souhaite montrer la maison de son enfance à Harry et qu’il pense naïvement qu’il pourra le présenter à ses parents, celui-ci prend peur face à son état délirant et s’échappe. Plus tard, Adam le retrouve dans son appartement après un dangereux mélange de drogues et d’alcool. Il va devoir composer avec sa perte également. Cette version rationnelle nous laisse sur notre faim car on a l’impression que quelque chose cloche ou nous échappe : on ne comprend pas comment la mort à pu survenir et on reconnait surtout la bouteille d’alcool d’Harry (qui est une bouteille rare et unique) aperçue en début de métrage… 

La seconde lecture est qu’Adam est toujours très heurté et ne s’est jamais remis de la mort de ses parents et ,touché par la fièvre, il est sujet à des délires. Il a fermé la porte à Harry et en allant finalement le voir plus tard il réalise que ce rejet à été le rejet de trop pour lui et qu’Harry s’est suicidé. Il doit alors composer avec un nouveau deuil et on découvre qu’il a reproduit le même schéma (depuis le début du métrage, un peu en mode Sixième Sens) avec Harry qu’avec ses parents. Et le titre du film prend alors un sens nettement plus tragique : non, Adam et Harry ne se sont jamais « vraiment » connus. C’est à mon sens la lecture la plus évidente – et déchirante – qui fait de ce film une oeuvre terriblement belle sur la solitude et le mal de vivre même si elle est ponctuée de nombreux moments de lumières et de grâce. 

Une troisième lecture pourrait conduire à l’hypothèse qu’Adam lui-même est en train de mourir et c’est pourquoi il peut communiquer avec ses parents et Harry (Harry serait alors possiblement mort avant même qu’il toque à sa porte, Adam ne serait jamais de chez lui et la vision des formes d’Harry depuis l’extérieur de l’immeuble serait spectrale en quelque sorte – et toute leur histoire rêvée de A à Z suite à la vision du cadavre d’un voisin retrouvé quelques temps plus tôt) . Un incendie aurait-il vraiment eu lieu et pas seulement un test de sécurité ? Cela expliquerait pourquoi Adam se sent brûlant et tousse. Et à la toute fin lui et Harry seraient comme des étoiles dans le ciel rejoignant les autres… Cette lecture est crédible aussi même si les passages où Adam est montré subitement seul (comme au diner) peuvent contredire certaines choses. En tout cas le passage entre la vie et l’au-delà, les vivants et les morts est assurément assorti au motif de l’ascenseur (un ascenseur qui mène en haut de l’immeuble, vers Harry qui est mort donc les morts).

Enfin, certains y ont vu un voyage au coeur du processus créatif, un délire de scénariste conversant avec ses souvenirs, ceux qui ont disparu ou qu’il a perdu. 

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Quand on réfléchit autant à un film après sa vision, on sait qu’on va y revenir, qu’il va rester avec nous, qu’il fera d’une certaine façon partie de notre histoire et de nos souvenirs. C’est peu dire qu’Andrew Haigh délivre ici une oeuvre qui fera date, de façon indéniablement très intime pour beaucoup de spectateurs qui seront touchés en plein coeur. Chef d’oeuvre, voilà c’est dit.

Film produit en 2023 et présenté au Festival Chéries Chéris 2023 // Sortie en salles le 14 février 2024 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3