FICTIONS LGBT
SUSPIRIA de Luca Guadagnino : femmes au coeur du chaos
Luca Guadagnino, réalisateur de « Call me by your name », surprend avec cette relecture de Suspiria, film culte de Dario Argento. Il se réapproprie complètement l’histoire pour nous entraîner dans un labyrinthe féministe et satanique à la lisière de l’expérimental. Interdit aux moins de 16 ans, très perché et débridé, cette oeuvre dingue est bien partie pour diviser et pour perdre au coeur de sa spirale infernale plus d’un spectateur.
L’action se situe dans un Berlin on ne peut plus chaotique où la paranoïa règne à la fin des années 1970. Stigmates de la Seconde Guerre Mondiale, actions de la bande à Baader, frictions en tout genre. Il pleut, il fait gris et c’est clairement la déprime. Dans ce climat morose, Susie (Dakota Johnson) débarque avec une énergie qui détonne. Cette fille de l’Ohio vient pour accomplir ce qu’elle pressent être sa destinée : elle veut intégrer l’école de danse Helena Markos. Une école exclusivement féminine dont les cours sont dirigés par la charismatique et un poil vampirique Madame Blanc (Tilda Swinton).
Une élève venant de quitter l’école de façon mystérieuse, une place se libère. Et Susie faisant sensation lors d’une audition pour le moins habitée, elle est sélectionnée sur le champ. Elle se plonge alors à corps perdu dans son art et témoigne d’une audace inédite, suscitant la fascination de l’organisation de l’école. Son amie Sara (Mia Goth), alertée par un psy, commence à découvrir les dessous de cet établissement où curieusement presque toutes les nuits les pensionnaires font des cauchemars d’une rare violence ou sont sujets à des convulsions. Elle découvre un monde bien plus sombre que ce que Madame Blanc et ses acolytes veulent laisser voir. Derrière le groupe de femmes féministes et unies formant une famille se cache une bande de sorcières aux intentions floues qui peuvent coûter la vie de plus d’une danseuse.
L’ensemble est articulé en 6 chapitres et un épilogue et on se retrouve aspiré par une sorte de grand trou noir cinématographique. Luca Guadagnino installe une atmosphère poisseuse, malsaine, à la fois hypnotique, fascinante et dérangeante. Il n’est pas toujours évident de s’y retrouver entre le contexte historique, les multiples sous-intrigues sur fond de luttes de pouvoir et de possession. Mais s’il n’est pas aisé de tout comprendre et que par moments on bascule dans une radicalité proche du cinéma expérimental, la mise en scène, très audacieuse, nous accroche.
C’est comme si « Suspiria » pénétrait petit à petit notre cerveau, nous hypnotisait pour nous emporter dans une transe démoniaque. Chaque numéro de danse avec ses soupirs flippants, primitifs et un tantinet érotiques nous retourne la tête et frappe par sa grâce mêlée à une violence non dissimulée. Des danseuses qui donnent leur âme pour leur art, des profs qui dévorent leurs élèves de l’intérieur, les ténèbres qui gagnent de plus en plus de terrain à chaque plan, un monde prêt à éclater et des femmes avides de renaissance.
Cinématographiquement, le film est bluffant et on retrouve tout le talent de Luca Guadagnino pour faire vivre un lieu. L’école regorge de pièces et de passages secrets qui attirent et répulsent en même temps. On est comme un enfant qui veut regarder par le trou de la serrure en tremblant. Jusqu’à un final complètement fou et sanglant, le long-métrage nous entraîne au coeur de la démence et ne manque pas de marquer les esprits.
En arrière-plan, des femmes battantes, de poigne, en huis clos, des féministes et des sorcières (douce ironie du patriarcat qui peut considérer par ailleurs les féministes comme des sorcières). Et aussi et surtout un certain saphisme et un amour palpable à chaque plan pour le cinéma de genre. S’il mettra à bout de nerfs ceux qui sont allergiques aux expériences perchées, Suspiria ne manquera pas de plaire aussi à des cinéphiles aptes à s’abandonner au pouvoir hypnotique des images. Sa folie, sa musique (signée Thom Yorke) et ses danses agissent comme un irrésistible sort.
Film sorti le 14 novembre 2018